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Olivier Bardolle analyse la fin programmée de l’Occident


Olivier Bardolle analyse la fin programmée de l’Occident

olivier bardolle male

Olivier Bardolle a le désespoir heureux et érudit. En quelques essais, le patron de la maison d’édition L’éditeur a su imposer un ton qui fait de lui un des critiques les plus pertinents, les plus acerbes, les plus ironiques de ce qu’il convient d’appeler la « modernité ».
Parmi de nombreux titres, on retiendra notamment De l’excès d’efficacité des systèmes paranoïaques en 2005, Petit Traité des vertus réactionnaires en 2010, La Vie des jeunes filles en 2011 et, dernier en date, L’Agonie des grands mâles blancs sous la clarté des halogènes.
Un néo-réac de plus, alors ? Il semble que les choses soient plus compliquées, comme le montre l’entretien qu’il a accordé à Causeur. Par exemple, il estime que Houellebecq, à qui il a consacré un livre, La Littérature à vif, en 2004, est le grand écrivain de ce temps, celui qui a le mieux saisi l’effondrement inédit de notre monde, l’implosion douce qui change jusqu’à la nature de la réalité et la mutation anthropologique qui nous fait entrer dans une post-humanité dégenrée et dérangée.
Et l’on sait que la critique houellebecquienne ne se résume pas à un énervement ronchon contre les aspects les plus aliénants de notre époque. Elle ne confond pas les symptômes et les causes, elle veut parvenir à une compréhension globale, synthétique de ce qui nous a amenés au point où nous sommes : celui d’une fin du monde qui a déjà eu lieu sans que nous nous en apercevions. Bardolle procède de même dans ses essais vifs, précis, courts, chargés de références aussi diverses que surprenantes qui n’appartiennent pas toutes, loin s’en faut, au vade-mecum du parfait petit réac. Pour aller vite, il se sert autant de Joseph de Maistre que de Guy Debord, ce qui est loin d’être contradictoire au bout du compte, car le second était un grand lecteur du premier.[access capability= »lire_inedits »]
Dans L’Agonie des grands mâles blancs sous la clarté des halogènes, Bardolle regrette la disparition de l’homme façon Mad Men qui buvait sec, fumait beaucoup, avait une sexualité exigeante et épanouie. Un mythe certes, mais qui a servi de modèle aux hommes du monde
d’avant. Et ce modèle faisait un peu plus rêver que ceux qui sont offerts à l’homme d’aujourd’hui, qu’il s’agisse du trader sous drogues psychotropes façon Bret Easton Ellis ou du « nouveau père » bobo qui se promène avec son bébé sur le ventre. L’agonie du grand mâle blanc, pour Bardolle, est particulièrement observable dans la figure du jeune homme. Le jeune homme, qui jadis, tel Magellan, s’embarquait pour des expéditions où l’Occident
inventait des empires avec une poignée d’hommes, est devenu un « Gulliver entravé » obligé de mettre sa carcasse de géant au service d’activités toujours plus aliénantes, plus précaires, plus humiliantes ou plus faussement gratifiantes comme l’humanitaire, qui a remplacé la politique par la charité. évidemment, dans cet univers castrateur, le jeune homme qui rêverait encore d’honneur et d’autres vertus spengleriennes est condamné. C’est le plus médiocre qui réussit, si tant est que l’on puisse parler de réussite quand on dirige un hypermarché dans une zone industrielle ou une start-up sur le Web : « Toute activité sur le Web ne fait que renforcer encore et davantage cette forme d’émasculation que constitue la captation par l’électronique de l’attention des masses sur autre chose que la vie vécue. »
Même la guerre, qui fut, pour le pire comme le meilleur, une des activités préférées du grand mâle blanc, ne permet plus de ressaisir le réel de la « vie vécue » et devient un divertissement bien plus obscène que le fait de tuer son ennemi, les yeux dans les yeux, sur un champ de bataille : « C’est ainsi, apprend-on, que, sur la base de Creech, dans le Nevada, des pilotes admirablement planqués à l’arrière des lignes de front puisque celui-ci, en Afghanistan, est à 12 000 km de distance, éliminent les talibans à l’aide d’un simple joystick tout en étant confortablement installés dans un fauteuil, face à un écran, un peu comme dans un jeu vidéo ».
Et non, pour Bardolle, le grand mâle blanc ne s’est pas non plus récupéré dans la figure des « jeunes Titans » de la finance mondialisée des années 1980 qui se sont révélés, quelques krachs plus tard, les pantins d’algorithmes qui leur ont échappé et les ont renvoyés, aurait dit Gunther Anders, à une « honte prométhéenne » : « Aujourd’hui, plus de la moitié des ordres passés sur les marchés américains sont le fait du trading à haute fréquence, à savoir qu’ils sont passés par des programmes plus rapides que n’importe quel être humain ». Dominé par une société automatisée, condamné par la démographie mondiale qui le met en minorité au coeur même de l’Occident, le grand mâle blanc est une espèce en voie d’extinction. Le monde qu’il a inventé a trop bien réussi, nous dit Bardolle en substance, au point de menacer la planète elle-même d’un infarctus écologique.
Bref, ce n’était pas mieux avant, mais c’est pire maintenant. Et c’est ainsi que Bardolle pourra être lu avec le même bonheur, et l’exploit n’est pas mince, par de jeunes identitaires juchés sur le toit d’une mosquée en construction et par de jeunes autonomes rassemblés sur le site de Notre-Dame-des-Landes. Des ennemis irréductibles, sans doute, mais qui ont en commun de n’avoir pas perdu tout à fait le sens du combat qui fit la grandeur mâle blanc à l’époque où il ne mourait pas sous les halogènes, mais au soleil éblouissant de cette fameuse vie réellement vécue.

Causeur. Le grand mâle blanc agonise – détrôné par le jeune homme d’aujourd’hui. Dans votre précédent essai[1. La Vie des jeunes filles, L’éditeur, septembre 2011.], vous vous en preniez à la jeune fille, également mais différemment emblématique de la fin du monde d’avant.  Celle-ci aurait-elle pris la place de celui-là ?
Olivier Bardolle. Le grand mâle blanc et la jeune fille étaient faits pour se rencontrer, on pourrait même dire qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. D’ailleurs, pendant des siècles, ils ne cessèrent de jouer ensemble ou, plutôt, le grand mâle blanc n’eut de cesse de jouer avec la jeune fille (pas toujours consentante, il faut bien le dire). Et puis, pas de bol, au moment où la jeune fille triomphe en tant que marchandise suprême, le grand mâle blanc débande. C’est ballot, tout de même, non ? Bon, vous m’avez compris, avec la jeune fille et le grand mâle blanc, nous sommes bien sur le même sujet, c’est-à-dire la liquidation de l’érotisme, de la poésie dans les relations humaines et de l’acte gratuit au profit, sous la pression marchande, d’une réification intégrale. Une réification vraisemblablement irréversible pour des individus qui n’aspirent en somme qu’à être enfin débarrassés d’eux-mêmes et de l’obligation de faire leur « métier d’homme », selon le mot de Pavese.
L’Agonie des grands mâles blancs sous la clarté des halogènes s’ouvre par un échange de lettres avec Philippe Muray après votre lecture de Festivus Festivus. Quelle a été l’importance de son oeuvre pour vous ?
L’ironie mordante de Muray est jubilatoire. Il est certainement l’esprit le plus décapant de notre époque, et même s’il n’a aucune solution à nous proposer (et certainement pas le retour à l’Ancien Régime), il est particulièrement tonique pour les neurones assoupis. C’est un prodigieux négateur, dans la lignée d’un Thomas Bernhard ou d’un Cioran avec, en plus, une dimension comique irrésistible (c’est pour cela que Luchini triomphe au théâtre avec les mots de Muray). Mais derrière la farce, la pensée est forte, terriblement lucide. Bref, Muray nous sera de plus en plus indispensable.
Ce n’est pas au nom de la gauche que vous sonnez la charge contre l’unification du monde par la marchandise. Pourquoi ?
Le degré de dévastation du monde est tel que tous les anciens clivages sont devenus obsolètes, caducs, inopérants. Le désastre écologique, par exemple, ou encore la financiarisation monstrueuse ne sont pas de l’ordre de la gauche ou de la droite, concepts du siècle dernier. Il serait temps de s’en rendre compte. Ce clivage gauche/droite est maintenu artificiellement par la classe politique et les médias afin de préserver les fonds de commerce, les petites boutiques des uns et des autres : il s’agit avant tout de garder sa place et les petits avantages qui y sont associés. Mais pour la population, ça ne veut plus rien dire : certains, qui votaient hier pour Mélenchon, peuvent demain voter pour Le Pen et vice-versa.
Mais la place qu’on occupe dans le processus de production, ça veut dire quelque chose, non ?
En tout cas, il n’y a plus un « peuple de gauche » et une « bourgeoisie de droite », mais une mosaïque infinie d’intérêts particuliers et souvent antagonistes. D’ailleurs, la Chine est-elle communiste ou capitaliste ? Et les Etats-Unis, avec Obama, sont-ils toujours le principal repaire du grand capital ? Comme le disait Ortega y Gasset : « Se déclarer de gauche ou de droite, c’est faire preuve dans tous les cas d’hémiplégie morale ». La marchandisation du monde, c’est la mort qui triomphe et le vif qui dépérit, et cela n’est ni de gauche ni de droite mais bel et bien catastrophique.
Donc, vous n’êtes ni de droite, ni de gauche ?
Les étiquettes dont certains m’affublent, je fais comme Muray, je les arrache ! Je suis un privat denker résolu, qu’on se le dise !
Justement, vous avez recours à de grands classiques de la pensée réactionnaire, Spengler, Ortega y Gasset, mais aussi à de grands noms post-situationnistes, comme le trop méconnu Baudoin de Bodinat ou le groupe Tiqqun ? D’où vient cette étrange conjonction ?
Il n’est pas surprenant de retrouver des alliances de circonstance sur des sujets majeurs, un peu à la manière des deux extrémités d’un fer à cheval. La proximité sensible et la communauté de destin créent des liens, des correspondances secrètes, des compréhensions réciproques, généralement tacites. Avec Baudoin de Bodinat, face à l’ampleur du péril qui
nous menace, on peut même imaginer être en accord sur l’essentiel : c’est tout le problème de La Vie sur Terre. Nous sommes un peu tous dans la même situation, telle que l’exprimait Julian Barnes : « Je ne crois plus en Dieu, mais il me manque ». N’est-ce pas aussi ce que voulait exprimer Heidegger en 1966  lorsqu’il s’écria : « Seul un Dieu peut encore nous sauver ! » ?
Certaines pages de votre livre pourraient, hors contexte, faire penser à un libelle qui a beaucoup fait parler de lui ces dernières années : L’Insurrection qui vient. Alors, précisément, qu’est-ce qui vient pour le grand mâle blanc : l’insurrection, ou l’effondrement définitif ?
Dans ce qui arrive (c’est-à-dire l’accident), les deux ne sont pas incompatibles, loin de là. On peut même se dire qu’à un certain niveau d’effondrement, l’insurrection devient inévitable. Mais je pense que Tiqqun est un peu optimiste. Pour ma part, je crois davantage à une période de grand désordre qu’à une insurrection organisée et fertile. En Occident, les hommes n’ont plus assez d’idéal et d’énergie pour croire en leur propre désespoir.[/access]

L’Agonie des grands mâles blancs sous la clarté des halogènes, Olivier Bardolle (L’éditeur)

*Photo : Olivier Bardolle (L’Éditeur).

Février 2013 . N°56

Article extrait du Magazine Causeur



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