L’homme moderne tend à rompre avec un rituel remontant à la nuit des temps : celui du cérémonial familial ou public qui entoure la mort. L’expression « fin de vie » témoigne de ce contrôle de soi que nous sommes désormais sommés de montrer jusqu’à notre dernier souffle, et nous sépare davantage les uns les autres.
Manière de parler qui s’est imposée au cours des débats sur l’euthanasie, l’expression « fin de vie » sous-entend fin d’une vie, la mort comme affaire individuelle. La froideur de l’expression correspond à une vérité incontournable : on meurt seul. Mais (paradoxe !) cette vérité, l’humanité n’a cessé de la conjurer, du moins de refuser qu’elle suffise à dire ce qu’il en est de la mort, d’où la constance des efforts pour intégrer la mort à la vie, à la vie collective.
Les animaux, comme nous, nourrissent et éduquent leurs petits, mais on ne les voit pas se réunir autour de l’ancêtre mourant ou mort. C’est là une spécificité humaine difficile à assumer désormais : qu’il y ait dans la manière humaine d’être au monde quelque chose d’irréductible au biologique, cela est difficile à concevoir étant donné d’une part les conditions actuelles de la mort et, d’autre part, l’affaiblissement des appartenances (à une famille et un peuple) par lesquelles notre vie déborde notre existence propre.
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De l’allongement de la vie a résulté une diversification des « périodes » de l’existence : période d’éducation, vie active et productive, vie de couple, période de loisirs et de participation à la « famille élargie »… Si on manque de mots pour désigner la suite, c’est que nous ne savons guère la décrire que négativement, à travers le poids croissant d’encombrantes incapacités. Cela se termine souvent par une mise hors société dans des lieux de survie, d’où l’on croit entendre monter des demandes d’en finir, sans qu’on puisse dire si en fait nous sommes victimes de fantasmes produits par notre mauvaise conscience d’abandonneurs, ou bien s’il faut entendre par làdes protestations contre la déchéance ou contre la mise à l’écart d’êtres considérés comme insignifiants.
Le progrès de la médecine a débordé les capacités de la société à intégrer l’extrémité de plus en plus longue de la vie, à cause de l’étendue nouvelle de la tâche mais aussi parce que les groupes d’appartenance actuels ont de plus en plus de difficulté à nous rendre présentce par quoi la vie humaine déborde l’existence propre de chacun et participe à l’histoire, celle d’une famille ou celle d’un peuple.
Les cérémonies familiales ou publiques qui entourent la mort témoignent de la permanence de groupes pour qui la disparition des individus est une blessure sans que soit affecté le sentiment d’une continuité et même d’un renouvellement, grâce à une articulation entre générations propre à l’humanité. La succession des « cohortes » concerne aussi les animaux, cependant ceux-ci ne se retrouvent pas ensemble mais côte à côte, ne formant qu’une série, ne s’organisant pas en étapes ou en versions d’une aventure commune, puisqu’on ne peut discerner chez eux ni ce qui est propre à une génération ni ce qui se poursuit au-delà. Au contraire, dans l’espèce humaine les cérémonies funéraires sont l’occasion de se situer dans l’histoire : à travers la famille où l’histoire s’enracine dans le privé, et la nation qui touche à l’universel. Faute de telles affiliations, nous ne pouvons rien imaginer au-delà de la mort que le souvenir évanescent gardé par nos contemporains tant qu’ils survivront.
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Mais ces deux manières de faire de la mort de l’individu des repères de l’existence collective paraissent désormais inopérantes. Les autorités qui pouvaient naguère associer la mort de ceux qui relevaient d’elles à un destin commun semblent ne plus avoir de prise sur l’histoire. Dans les débats sur la bioéthique, on les a vues débordées et déconsidérées, on n’a pas cessé de leur enjoindre de s’incliner devant « la réalité de notre société ». Dans l’ordre du « sociétal », en effet, la place de la décision collective se réduit, les progrès de la technique reproductive et clinique rencontrant l’impatience des demandes individuelles et l’ouverture internationale garantissant qu’on trouvera ailleurs ce qui n’est pas, encore, autorisé ici.
Dans cette configuration, l’histoire avance et même se déchaîne mais, dans l’aire occidentale du moins, les appartenances qui permettaient aux groupes humains d’être actifs dans l’histoire apparaissent délabrées. L’expression « fin de vie » interdit de s’imaginer dans un récit collectif, dans l’épopée d’une famille ou d’un peuple, comme le permettaient les récits nationaux et antérieurement les récits bibliques ou homériques, points de départ de chaînes d’interprétation qui ont fait vivre de longues communautés de mémoire.
C’est même à une perte de consistance de l’idée de vie humaine que nous assistons. En même temps que l’expression « fin de vie » pose à celle-ci une limite définitive, s’impose l’idée d’autonomie pour dire comment la « gérer ». Désaffiliée, l’existence humaine est non seulement strictement bornée mais sans qualités, livrée à l’individu et à son libre arbitre, conformément à la tendance qui veut que l’on puisse être ce que l’on veut être. C’est là notre triomphe et aussi notre défaite puisque cette vie ne nous porte pas, abandonnée qu’elle est à notre incertaine subjectivité. Cette vie allégée semble ne laisser derrière elle que les coûts qu’elle a infligés à la planète, dont l’écologisme tient la comptabilité.
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La réponse chrétienne à la mort est différente de la réponse « laïque » qu’offrent les communautés de mémoire : bien plus radicale, elle met en relation directe l’individu et l’immortalité dans un paradis pour tous, le « Royaume de Dieu ». La difficulté de croire à cette utopie céleste a produit la crainte qu’elle échoue, crainte à la mesure de l’attente, crainte de l’Enfer, qui elle-même achoppe sur le scandale que serait un sadisme divin sans limites. C’est pourquoi beaucoup de théologiens catholiques sont conduits à juger comme un devoir sinon d’affirmer du moins d’espérer un salut universel.
Mais c’est sans doute l’idée connexe de purgatoire ou plutôt de purgation qui répond le mieux aux inquiétudes présentes quant à la valeur de nos « pauvres vies », dont on a de la peine à imaginer qu’elles puissent déboucher directement sur le Royaume de Dieu. Un dictionnaire de théologie parle de la purgation avant le royaume comme d’une « expérience de vérité par rapport à la vie historique ». Cette dialectique entre la subjectivité chaotique du vécu et la vérité reconnue donne l’idée d’une vie à la fois prise dans les contingences et orientée au Salut. Elle indique aussi la voie d’une spiritualité propre au grand âge qui répondrait à la déshérence où cette « période » est aujourd’hui abandonnée. Une expérience du grand âge est en effet l’évocation inquiète de la vie qui s’éloigne, des espérances avortées, des rencontres manquées, des ingratitudes, et aussi des points d’appui trouvés, tout ce qui donne sens à ce que l’on doit finalement considérer, à travers les appartenances plus ou moins bien assumées, comme un essai, ouvrant sur une vérité que nous n’avons, au mieux, que frôlée.