Historiquement, en France, le politique a toujours eu tendance à l’emporter structurellement sur l’économique. Dans la mondialisation actuelle marquée par la financiarisation, la société française est malheureuse. Autrefois porteur du principe de solidarité, notre gigantesque appareil étatique centralisé devient l’agent d’une désocialisation qui frappe massivement les habitants du pays.
Les divers candidats sont déjà dans les propositions, les programmes et présentations de réformes alors que rien n’est dit sur le diagnostic du pays et de son environnement ou les souhaits de ses habitants. Les candidats sont ainsi dans la situation d’un médecin qui proposerait une médication sans examen ni entretien avec son patient. Cette dérive grave est bien évidemment entretenue par les exigences des médias et leur agenda. Plus grave encore, elle est aussi entretenue par les intellectuels ou les élites qui voulant se placer à un niveau supérieur restent dans la critique des moyens, donc des programmes et propositions sans jamais s’attaquer aux fins ultimes. C’est le cas de nombre d’ouvrages récents. Ainsi Pierre Rosanvallon[1] veut s’attaquer aux subjectivités – le ressentiment, l’indignation, la colère , l’amertume, l’anxiété et la défiance -pour construire des remèdes dans le cadre d’un existant global qui n’est pas analysé et qui – peut-on penser- correspond au cercle intouchable de la raison d’Alain Minc. Même chose pour Aquilino Morelle[2] qui, au-delà de certaines bonnes remarques sur l’identité de la France, n’analyse pas pourquoi on aurait « défait la France sans faire l’Europe ». Même chose pour Denis Olivennes[3] qui, critiquant le tête-à-queue socialiste, propose des solutions dessinées dans le grand cercle de l’innovation. On pourrait multiplier les exemples. Les fins n’étant jamais réellement questionnées, elles restent des moyens. Les entrepreneurs politiques – probablement à l’inverse de la démarche médicale – savent sans doute qu’ils sont candidats à l’impuissance et font ainsi très attention à ne proposer que les remèdes qui permettront au mieux de soigner mais pas de guérir.
Si l’on veut dépasser insignifiance et indigence, il faut par conséquent passer par un vrai diagnostic du pays et de ses habitants, lequel comme dans le diagnostic médical passe par une maitrise la plus parfaite possible du principe de causalité[4]. Derrière ce principe se trouve l’antériorité (la réalité « B » s’explique par « A » laquelle est une réalité antérieure) ce qui signifie que dans le domaine des faits humains ce principe relève de l’histoire et de son élucidation.
Une crise d’adaptation
Il faut ainsi reconnaitre que la France et ses habitants sont une organisation ou une identité qui n’est compréhensible que par les évènements du passé. L’identité, élément relativement fixe, est faite de traits distinctifs et communs à un groupe. L’identité présente de la France est donc un ensemble de traits autant spirituels que matériels qui, par transmission, vient pour l’essentiel de son passé. Comme nous l’a enseigné Fernand Braudel[5], le passé intervient dans le présent et vient le sculpter. Et parce que l’identité est aussi un logiciel, elle est en permanence reproduite et assure la relative cohérence du groupe. Tant que le logiciel fonctionne, le comportement de chaque acteur, ce qu’il fait, ce qu’il produit, ce qu’il invente, ce qu’il transmet, correspond plus ou moins à ce qui est attendu par les autres membres de la communauté. Vu sous cet angle, un problème de société, une réalité dérangeante, correspond à la prolongation du passé dans le présent. Un mal être pour reprendre les idées trop superficielles développées par Rosanvallon est donc un désaccord avec des réalités profondes, ou si l’on veut la « main du passé qui s’agite et vient contester le présent ».
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Si une réalité nouvelle s’adapte bien à une identité, la réalité vécue ne sera pas fondamentalement dérangeante, et la société fonctionnera plus ou moins paisiblement. Si, par contre, la réalité est éloignée de l’identité, il y aura crise d’adaptation avec au final possible rejet.
Quand on obéît au principe de causalité pour comprendre la France, il faut par conséquent repérer les traits fondamentaux de son passé. En reprenant le point de vue de Braudel il existe plusieurs traits fondamentaux qui expliquent le malaise de la France dans la réalité présente :
Le premier est le principe de sa construction historique qui part de Paris et consomme des moyens énormes sur plus de 10 siècles pour grandir et construire le dogme d’une unité indivisible. Concentration et centralisation politique et administrative sont un trait fondamental sur lequel la réalité présente faite de dispersion marchande vient buter. De ce point de vue le travail présent de déconstruction et d’émiettement de l’Etat est très loin d’être définitivement acquis. Attention aux têtes à queues.
Le second, qui découle partiellement du premier, est que le politique se fait très envahissant au niveau économique. Cela développe des spécificités : la culture française est beaucoup moins capable de générer un groupe très important de grands entrepreneurs comme on a pu le voir dans d’autres révolutions industrielles. De fait, l’économique est contesté depuis la base jusqu’au sommet. L’économie en France parait ainsi être toujours en retard, et ce qu’elle que soit l’époque étudiée. D’où des entrepreneurs politiques qui, aujourd’hui fascinés par la mondialisation et le capitalisme financier, parlent toujours de modernisation nécessaire du pays ou de réformes structurelles indispensables.
Le troisième principe, qui lui aussi peut partiellement découler du premier, est la grande capacité à innover et à créer dans ce qui, à priori, est extra-économique. La première partie du Grand Siècle (très politique) est un triomphe culturel, un rayonnement linguistique et civilisationnel qui là encore part du centre c’est-à-dire Versailles. Il sera lui-même prolongé par les Lumières dont la portée se veut universelle. Et ce rayonnement attire de très nombreux étrangers qui vont eux-mêmes doper l’innovation créatrice et feront de Paris la ville phare. Simultanément, la France devient un espace de rayonnement à vocation universelle. Et un pays capable de se sacrifier sans jamais se renier d’où le mot de Victor Hugo : « Adieu Nation et bonjour Humanité ». Il devient ainsi difficile pour les entrepreneurs politiques de proposer le chemin inverse en imaginant de rejoindre des « modèles » (Allemagne, Etats-Unis, pays du Nord, etc.). Intellectuellement il devient aussi difficile d’accepter la prétendue « french theory » enracinée dans le principe de déconstruction.
La combinaison de ces traits a sculpté sur plusieurs siècles les mentalités, les croyances et les souhaits. On peut en énoncer quelques-uns : passion pour l’égalité ; passion de la grandeur ; passion plus limitée pour la propriété ; recherche de position honorable pour tous avec des valeurs telles la logique de l’honneur, la fierté d’être citoyen, la laïcité, les droits de l’homme, l’idée de mérite ; méfiance au regard du marché débouchant sur la préférence de la loi sur le contrat. Là encore le politique doit l’emporter sur l’économique et il est attendu de lui que la loi soit, le cas échéant, rapidement changée aux fins du respect des « valeurs fondamentales ». Rien à voir avec la « règle » intangible que l’on retrouve dans les cultures plus ordo-libérales en particulier celle du monde germanique où la justice est d’abord procédurale, et la « règle » méta-constitutionnelle.
Unité française: de la haute couture
De ces traits, il découle que le stade du capitalisme qui lui est culturellement adapté, est celui des grandes organisations fordiennes ou celui des grands projets. C’est à ce stade que la France qui n’aime pas l’économie peut pourtant produire en raison de sa culture des réussites spectaculaires qu’aucune autre nation ne sera capable de réaliser. Parce que la France est centralisée, une et indivisible, une planification indicative aboutira dans des délais stupéfiants à des résultats eux-mêmes stupéfiants : construction d’un réacteur nucléaire moins de 10 ans après l’occupation, greffe d’une unité nucléaire tous les six mois au réseau électrique au cours des années 70/80, construction du Redoutable, construction de la Caravelle, construction du France, construction du Concorde, etc. Cette réussite se fait dans le respect de l’unité nationale cousue progressivement par 1000 années d’histoire. Ainsi le pendant économique de la très politique Ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539 sera le « noircissement » de ce que les comptables nationaux vont appeler le Tableau des Echanges interindustriels. Le pays s’unifie, au-delà de la langue, par le tissu très dense constitué par les complémentarités entre toutes les branches de l’industrie. Et le tableau des échanges interindustriels ne doit oublier personne, le politique veillant à ce que les provinces dites périphériques ne soient pas oubliées dans le processus d’industrialisation et d’unification. Et de ce point de vue, la planification indicative ne faisait que reprendre le travail des rois qui fût de « coudre ensemble » des provinces autour de Paris. Ce travail de couture existe encore – en très petite dimension – dans ce qu’on peut appeler l’écosystème militaro-industriel français, et risque grandement de disparaître dans le grand vent de la construction européenne[6] en particulier dans la question d’une Europe de la défense.
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Ce capitalisme conforme à la culture profonde de la France, capitalisme des grandes organisations, était orienté vers la production, donc les valeurs d’usages. Ce capitalisme-là a largement disparu à l’échelle planétaire au profit d’un capitalisme financier orienté autour de la spéculation et de la seule valeur d’échange. Très éloigné de la culture française, la production disparait dans l’échange : les grandes organisations porteuses de projets communs s’évaporent dans une externalisation massive : on achète et on ne produit plus. Le manager – qui n’est plus un capitaliste mais un simple maillon dans la chaine du reporting qui remonte jusqu’aux Hedge-funds – fait en permanence le choix du faire-faire contre celui du faire. En cela Il est grandement aidé par la libre circulation du capital qui lui permet de bénéficier de coûts salariaux avantageux. Mais en cela il est aussi taylorisé par le jeu des « parieurs sur simples fluctuations de prix »[7], parieurs – anciens capitalistes – qui ont culturellement perdu l’idée d’œuvre ou de production, et habitent les grands casinos de la finance. L’économie doit se débarrasser du politique et la vieille matrice des échanges industriels qui continuait à coudre l’unité de la France doit être abandonnée. D’où une véritable et conflictuelle inversion des valeurs. Pour reprendre notre expression « la main du passé secoue le présent » et lui suggère d’arrêter la déconstruction du pays.
Le temps des entrepreneurs de colère
C’est précisément cette « main du passé » qui déstabilise depuis 40 ans les entrepreneurs politiques, entrepreneurs qui ont d’abord pensé à compenser les déchirures du tissu en faisant croître au-delà du raisonnable l’Etat-providence. Une réalité qui, à sa naissance, était pourtant en harmonie avec les valeurs et la culture du pays. La financiarisation de l’économie se développant sans limite, il eut fallu que cet Etat-providence continua à compenser ce qui est évidemment impossible. D’où les réformes structurelles exigées… par le bon fonctionnement des marchés…
En attendant l’évaporation de la France – celui de son Etat qui se sublime dans des Agences indépendantes, celui de ses citoyens qui n’est plus fait de classes sociales avec la fin des solidarités ouvrières, ou celle des capitalistes disparus dans des Hedge-funds – continue et crée des individus esseulés parfois regroupés en minorités activistes tueuses de la démocratie, voire selon le mot de Gilles Kepel « entrepreneurs de colères ». Parce que devenus simples individus ils sont attirés dans un processus de désocialisation majeure, lui-même entretenu par la protection des « niches » qui se déploient dans les plis onctueux d’un Etat-Providence obèse. Lui-même porteur du principe de solidarité, son gigantisme est devenu agent d’une désocialisation qui frappe massivement les habitants du pays. Si la logique économique est généralisée, elle ne produit plus grand-chose, car elle n’est plus porteuse du sens qu’on lui donnait dans la vieille culture, celle où les entreprises étaient aussi parfois de véritables « institutions » porteuses de fierté.
C’est que les marchés charrient de plus en plus de flux financiers et de moins en moins de flux réels. Clairement les activités économiques réelles sont noyées dans l’océan des activités financières, un océan qui grossit avec une dette complètement monétisée aujourd’hui par les banques centrales. A cet égard les entrepreneurs politiques devraient prendre conscience qu’il est difficile de rémunérer des flux financiers croissants si ces derniers n’engendrent pas de flux économiques réels. Qui a conscience de ce que certains peuvent appeler le « moment Minsky », moment qui roderait déjà en Chine avec l’affaire « Evergrande » ?
Clairement, notre diagnostic est celui de la contradiction entre des choix politiques remontant à plusieurs dizaines d’années avec la culture profonde du pays. « La main du passé vient de plus en plus secouer le présent », lequel est une réalité en bifurcation vers la financiarisation du monde. Parce que les valeurs fondamentales du pays sont tournées vers ce qui est grand, vers ce qui donne du sens et ce qui unifie, seule une politique fixant de grands objectifs est capable de renouer l’accord entre le présent et le passé. Bien évidemment, on l’aura compris, cet accord entre le passé et le présent passe par une dé-financiarisation complète de ce qui reste des structures productives. Et cette dé-financiarisation n’est elle-même que le moyen indispensable à la fin ultime qui est celui de la resocialisation des habitants du pays, le risque majeur étant aujourd’hui l’anomie généralisée et la guerre de tous contre tous qui en est la conséquence.
Un entrepreneur politique honnête doit pouvoir trouver le moyen d’expliquer cela. Il n’y a plus à parler de programmes complètement dépourvus de sens. Un programme de reconstruction ne sera envisageable qu’à partir du moment où la finance sera totalement maitrisée. Si l’on parvient à faire rentrer la finance dans sa boîte, le chemin de l’accord entre le passé et le présent sera peut-être retrouvé…
…Nous sommes infiniment éloignés des hausses de salaires, des merveilles du couple franco-allemand, de la réforme des retraites, de la limitation de vitesse sur les autoroutes… etc… etc…
Nous reconnaissons volontiers qu’il sera très difficile de trouver un candidat ayant la hauteur de vue et la compétence adaptée à un tel enjeu.
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[1] « Les Epreuves de la vie- comment comprendre les Français » ; Seuil ; 2021.
[2] « L’Opium des élites- Comment on défait la France sans faire l’Europe » ; Grasset ; 2021.
[3] « Un étrange renoncement : Pourquoi les français ont l’impression de ne plus y arriver » ; Albin Michel ;2021.
[4] Et non celui de la déduction qui expliquerait les faits à partir de lois inscrites dans la nature. De ce point de vue les économistes avec leurs modèles de représentation du réel économique savent mieux que les physiciens qu’il n’y a pas de loi naturelle et qu’à ce titre les politiques tirées des modèles sont peu crédibles. Plus généralement on sait avec Wesley Salmon que le principe de causalité est très supérieur à celui de la déduction.
[5] Voir par exemple les 2 tomes de « L’identité de la France » ; Flammarion ; 2009.
[6] C’est l’enseignement qu’il faut tirer de l’étude de la Fondation Respublica : « l’Europe de l’armement, vecteur de la puissance ou braderie des moyens de notre indépendance ? » ; 23 septembre 2021.
[7] Cf notre article sur ce blog : http://www.lacrisedesannees2010.com/2021/08/en-quoi-la-fin-du-systeme-monetaire-de-bretton-woods-a-t-il-engendre-notre-present-monde-2.html
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