Cette question a hanté les enfants du baby-boom, prompts à juger leurs pères, à les porter au pinacle ou à les clouer au pilori. Dans tout fils sommeille un impitoyable juge. Il y avait une revanche à prendre sur cette défaite de 40. À défaut d’entreprendre une nouvelle guerre mondiale, c’est sur le terrain des idées que la jeunesse française des années 70 a invoqué son droit d’inventaire. Elle semblait mieux armée intellectuellement pour « refaire le match » bien au chaud dans les cafés du Quartier Latin. S’imaginer grimper dans le premier avion en partance pour Londres après avoir entendu l’appel du Général, chanter fièrement un couplet de La Marseillaise face à un peloton d’exécution vert-de-gris ou distribuer des tracts appelant la population à se soulever semblaient une évidence… en 1968.
Les après-guerre ont toujours été le terreau du ressentiment et du catégorique. Il est si facile de trancher, d’analyser, de pérorer ou de se révolter dans son salon après coup. On s’imagine des destins extraordinaires, des décisions historiques, des actes de bravoure surtout lorsqu’on connaît le fin mot de l’histoire. Mais quand on se replace dans le contexte de l’époque, notre part de génie ou d’ignominie fond comme neige au soleil. Pierre Bayard, professeur de littérature française à l’Université Paris 8 et psychanalyste, tente justement de répondre à cette question dans un essai paru aux Editions de Minuit. Avec toute sa sagacité et sa rigueur, Bayard imagine ce qu’il appelle « un personnage délégué », double de lui-même qui serait né, comme son père, en 1922. Dans cette uchronie individuelle, il n’est pas question pour l’auteur de jouer un rôle de composition mais d’être le plus sincère possible tout en s’appuyant sur des exemples de résistance ou de soumission à l’autorité à travers le XXe siècle (Bosnie, Rwanda, Cambodge). Il fait aussi bien appel à des constructions intellectuelles qu’à des parcours personnels pour aller au plus près de sa vérité. L’expérience de Milgram entreprise entre 1960 et 1963 à l’Université de Yale qui vise à évaluer les degrés d’obéissance et de désobéissance, le parcours d’un anti-héros comme Lucien Lacombe, extrait du film de Louis Malle ou l’attitude du 101ème Bataillon de réserve de la police allemande qui a participé à la mise à mort de 83 000 personnes durant la Shoah nous donnent des clés de compréhension sur notre aptitude ou non à résister.
L’universitaire cherche à définir sa « personnalité potentielle, à savoir cette partie de notre personnalité qui ne surgit et ne se développe que dans des circonstances exceptionnelles ». Pour être le plus proche de cette « réalité » fictionnée, Bayard bouscule son lecteur en lui rappelant les parcours hors-norme de certains résistants. Il s’interroge notamment sur la bifurcation qui pousse un homme à agir. Les exemples de Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin, maurrassien devenu résistant, ou de Romain Gary animé par un patriotisme maternelle surpuissant nous prouvent que les destins basculent sous le poids de facteurs convergents. Bayard, qui se met en scène dans les années 40 comme un étudiant admis à l’Ecole normale, possède un certain nombre de caractéristiques propres à son milieu et un caractère bien défini. Comme son père, il a le sentiment que les Alliés gagneront, il est en profond désaccord idéologique avec le régime de Vichy, il est indigné par le sort des juifs, il est en empathie avec tous ses camarades qui subissent un aussi abject traitement. Pour autant, va-t-il s’engager ? C’est là que le travail de Bayard est le plus pertinent et le plus subtil dans cette mise à nu aride. Quand l’universitaire se fait plus intimiste, parle de la peur physique, de l’impossibilité de sortir d’un certain carcan ou de Dieu, le livre prend une autre dimension. Malgré tout un essai aussi puissamment illustré et argumenté ne remplacera jamais la force du roman. Cet essai m’a cependant donné envie de me replonger dans certains romans où justement des personnages basculent d’un côté ou d’un autre. Pile : « Tout a commencé dans la rue, le meilleur et le pire. Le pire plus souvent. Sans la rue, les petits potes traîne-lattes, certain que je me serais pas fourvoyé guerrier de l’ombre » écrit Alphonse Boudard dans Les combattants du petit bonheur. Face : « Ce que j’ai passé mon temps à répéter à l’avocat c’est que pour moi ton histoire était simple : tu avais une guerre rentrée. Tu l’aurais faite aussi bien avec les Anglais. Tu as dû hésiter. Il était moins fatigant d’entrer dans l’un des bureaux de recrutement ouverts en plein Paris que de chercher les relations nécessaires à un embarquement ou un passage des Pyrénées » écrit Jacques Laurent dans Le petit canard.
Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ? (Les Editions de Minuit)
*Photo : Lacombe Lucien.
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