Migration Watch UK, l’équivalent de notre Observatoire de l’immigration et de la démographie, existe depuis 2001 outre-Manche. Avant sa création, les élus qui abordaient la question de l’immigration incontrôlée étaient promis à la dégradation sociale. Aujourd’hui, ses travaux orientent la politique migratoire du pays.
Il y a deux façons de saborder tout débat public rationnel sur l’immigration.
La première consiste à taxer de raciste quiconque oserait soulever la question. La deuxième à entretenir la confusion – mieux, le silence – autour des chiffres. La solution ? Attirer l’attention du public sur les statistiques officielles, en mettant en valeur les grandes tendances. C’est ainsi qu’en France, l’Observatoire de l’immigration et de la démographie a exploité les chiffres et les cartes de France Stratégie, fondées sur les données de l’Insee, faisant éclater au grand jour la vérité sur la transformation profonde en cours de la population française. L’Observatoire a son équivalent outre-Manche, Migration Watch UK, un think tank ayant le même but : tirer la sonnette d’alarme au sujet d’un changement radical de la démographie britannique qu’aucun parlement n’a voté et qu’aucun électorat n’a approuvé. La différence, c’est que Migration Watch UK existe depuis vingt ans et a été fondé par des personnalités appartenant à l’establishment du haut fonctionnariat et de l’université. Au cours de son existence, il a réussi à exercer une influence appréciable sur la politique gouvernementale.
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Celui par qui le scandale arrive
Si la création de Migration Watch UK en 2001 semblait nécessaire, c’est parce que depuis trente ans l’immigration était un sujet tabou pour les politiciens britanniques, contents de sous-traiter presque tous les aspects de l’intégration des nouveaux arrivants aux municipalités. Tout commence un samedi après-midi d’avril 1968 lorsqu’Enoch Powell, député conservateur, se lève pour prendre la parole dans un meeting à Birmingham. Son discours est un véritable cri du cœur alertant sur les dangers de l’immigration de masse qui, dans un pays en plein déclin économique, exerce une pression grandissante sur l’emploi, les écoles et les hôpitaux. Pour souligner la frustration ressentie par ses électeurs, il cite certains de leurs propos, comme ce pronostic d’un ouvrier : « Dans ce pays, dans quinze ou vingt ans, le Noir aura le dessus sur le Blanc. » La majorité de ses collègues politiciens et des journalistes affecteront d’être scandalisés par des extrapolations sur la composition future de la population, exprimées avec si peu de délicatesse. Au point culminant de son discours, Powell lui-même joue le devin, effrayé par l’exemple des émeutes raciales violentes qui, depuis 1965, se multiplient aux États-Unis. Adoptant un ton plus érudit que son électeur, l’ancien professeur de lettres classiques invoque la scène de l’Énéide de Virgile où le héros troyen, arrivant en Italie, consulte la sibylle de Cumes sur son avenir. Selon Powell : « Comme le Romain, il me semble voir “le Tibre entièrement couvert d’une écume de sang[1]”. » Ses critiques exploiteront cette citation pour surnommer son discours celui « des Fleuves de sang ». Pour les bien-pensants du pays, toute évocation de violences interethniques – qui sont déjà une réalité – est inexcusable. Le lendemain, Powell est démis de ses fonctions dans l’équipe dirigeante du parti et entame une longue traversée du désert qui ne prendra fin qu’avec sa mort en 1998. Son exemple décourage tout autre politicien souhaitant faire une carrière honorable de s’attaquer à la question de l’immigration. Dans le tumulte médiatique, les gens ont à peine remarqué la statistique essentielle mise en avant par Powell : le gouvernement travailliste avait annoncé qu’en 1967, seules 4 078 autorisations avaient été accordées à des candidats à l’immigration, omettant de dire que plus de 50 000 personnes à charge étaient arrivées aussi. Ce total semble dérisoire aujourd’hui, mais Powell a mis le doigt là où il ne fallait pas : sur le silence général entourant les faits.
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La clarté dans la confusion
C’est dans ces conditions qu’en 2001, les fondateurs de Migration Watch décident de prendre le problème à bras-le-corps. Andrew Green, aujourd’hui Lord Green, est un diplomate qui vient de prendre sa retraite. Ancien ambassadeur en Syrie et en Arabie saoudite, ce grand spécialiste du Proche-Orient préside une ONG apportant de l’aide médicale aux Palestiniens. Estimant que l’immigration est incontrôlée, qu’il n’y a pas de débat politique sain sur la question et que le public ignore les informations pertinentes, il suggère à David Coleman, professeur de démographie à l’université d’Oxford, de fonder un observatoire. Ce dernier est présidé aujourd’hui par Alp Mehmet, ancien ambassadeur en Islande, arrivé en Angleterre comme immigré chypriote en 1956. Grâce à la respectabilité des protagonistes et à leur focalisation sur les faits, les études et déclarations de Migration Watch, nourries des chiffres de l’Office for National Statistics (ONS), l’Insee britannique, sont largement citées dans les médias, même par la BBC. Dès le début, les partisans de l’immigration accusent Green de donner des armes aux xénophobes. Le ministre de l’Intérieur travailliste crée une cellule chargée de surveiller le think tank. Plus tard, la gauche lancera un groupe de pression rival, Migration Matters, mais sans grand succès.
En 2002, Green se mue à son tour en prophète, prévoyant qu’au cours de la décennie à venir, le solde migratoire net au Royaume-Uni s’élèvera à 2 millions de personnes. Accueilli par dénonciations et quolibets, son pronostic sera confirmé par l’ONS qui annoncera un solde de 2,1 millions d’immigrés pour la période 2002-2011. Au cours de la même décennie, le sérieux et la maîtrise communicationnelle de Migration Watch changent la donne politique. À partir de 2010, trois gouvernements conservateurs successifs, rompant avec leurs prédécesseurs, décident de réduire l’immigration en fixant comme objectif de ramener le solde net annuel en dessous de la barre des 100 000. Ils échouent lamentablement. Le référendum sur le Brexit, puis le Brexit lui-même entraînent une baisse considérable de l’immigration en provenance de l’UE, mais celle du reste du monde demeure incontrôlée. Devant cet échec, le quatrième gouvernement conservateur, celui de BoJo, décide de se concentrer d’abord sur un des problèmes pointés par Migration Watch, la pression exercée sur les bas salaires par le recrutement à l’étranger d’une main-d’œuvre peu qualifiée. Au début de 2021, un nouveau système pour les migrants économiques entre donc en vigueur : désormais, c’est l’État et non les employeurs qui décide des secteurs où le recrutement à l’étranger sera permis, et l’accent est mis sur une main-d’œuvre hautement qualifiée, apte à apporter une valeur ajoutée à toute l’économie.
L’autre question qui inquiète l’opinion publique est celle des demandeurs d’asile clandestins, dont un grand nombre traversent la Manche chaque jour. Un projet de loi actuellement devant le Parlement prévoit l’interdiction de toute demande d’asile qui ne soit pas faite avant l’arrivée du demandeur sur le territoire britannique. En principe, les migrants clandestins seraient expulsés vers leur dernier pays d’origine – pour peu que ce pays veuille bien les accepter.
Que nous réserve l’avenir ? Sur le site de Migration Watch, on apprend qu’en 2019, sur une population de 67 millions, 9,2 millions de personnes étaient nées à l’étranger – deux fois plus qu’en 2001 – dont presque la moitié en Asie et en Afrique. On apprend aussi que la moyenne du solde migratoire annuel depuis 2012 est presque de 300 000 et que d’ici vingt ans, au rythme actuel, la population augmentera de 7,5 millions, dont 80 % en conséquence directe de l’immigration. Virgile dit que la sibylle chante des secrets effroyables « enrobant le vrai d’obscurités ». Ce qui, dans les pronostics, demeure obscur pour le moment, c’est le rôle que jouera la volonté humaine dans notre avenir démographique. Tout dépendra de la décision du peuple, une fois qu’il aura été mis en pleine possession de tous les faits – et de la volonté des dirigeants d’entendre sa voix.
[1] D’après la traduction française de l’Énéide par Anne-MarisBoxus et Jacques Poucet.