Janvier[1. Topor voyait dans le journal extime l’inverse du journal intime : un journal ouvert, tourné vers les autres.]
Donc, cette année doit être celle de la fin du monde ou celle du sarkozysme. On verra en mai ou en décembre.
En attendant, je passe le nouvel an chez mon ami René Rey, à Longjumeau. À la grande époque de la littérature populaire, dans les années 1970, il écrivait six romans par an, pour le Fleuve Noir ou la Série noire. Il faisait partie de ceux qu’on appelait « les forçats de l’Underwood ». Il avait plusieurs pseudos : Emmanuel Errer (les initiales de René Rey), Jean Mazarin (parce qu’il a habité à Chilly-Mazarin) ou Charles Nécrorian quand il a écrit pour la mythique collection Gore. Quand René a compris que la littérature de gare agonisait pour cause de multiplication des chaînes de télé, il est devenu scénariste, notamment pour la série Navarro.
Il faudra que je m’interroge un jour sur le fait que mes amis sont tous beaucoup plus âgés que moi. Je me prépare une vieillesse solitaire.
À chaque fois que je vais chez René, je pense à la nouvelle fantastique de Léon Bloy dans Histoires désobligeantes : « Les Captifs de Longjumeau ». Un couple veut déménager et quitter la ville : il n’y arrive jamais. Quand je pars de chez René, et que je me retrouve sur le périph’ le soir du 1er janvier, je me demande si Bloy n’avait pas raison. C’est impossible, parfois, de quitter Longjumeau.
Février
En février, je m’aperçois que je n’existe plus. C’est la faute à François Hollande, qui a déclaré au journal anglais The Guardian : « les communistes, en France, il n’y en a plus ».[access capability= »lire_inedits »]
C’est tout de même très ennuyeux de ne plus exister. On a un mal fou à se raser et à enfiler ses chaussettes. Essayez d’enfiler des chaussettes alors que vous n’existez plus et vous m’en donnerez des nouvelles. Le plus ennuyeux, c’est que je fais la campagne du Front de gauche. Et il va falloir expliquer à mes camarades que je n’existe plus. Ils vont encore dire que c’est un truc que j’ai inventé pour échapper au tractage sur les marchés.
Quand François Hollande s’aperçoit qu’il dit une bêtise, il corrige le tir. On ne sait pas encore, en février, que ce sera sa méthode de gouvernement. Il précise qu’il n’a pas dit qu’il n’y avait plus de communistes mais qu’il y en avait moins, nuance. Il a raison, c’est avec ce genre de nuance qu’un candidat socialiste obtient tout juste les reports de voix nécessaires pour gagner ric-rac au second tour.
Mars
J’arrive à Brive, pour trois mois. Une résidence d’écrivain. C’est une jolie petite maison du centre-ville avec un jardin. Il y a mon nom avec ma raison sociale sur la boîte aux lettres : « écrivain en résidence ». J’ai l’impression d’être au service militaire, c’est-à-dire loin de chez moi, libre et seul, comme un jeune homme. Ou si je me fais mon cinéma, j’imagine que je suis en exil intérieur à cause du pouvoir qui se durcit parce qu’il sent sa fin proche, genre Sakharov à Gorki. Je trouve mon rythme. Écriture le matin, promenade l’après-midi et la nuit, sommeil. Ça n’a l’air de rien, mais ça ne m’était pas arrivé depuis un temps fou, de dormir la nuit.
Je ne fais pas la campagne électorale avec les copains, dans le Nord. Légère frustration. Un peu plus que légère, la frustration. Ne pas être à la Bastille, le 18 mars, pour le meeting de Mélenchon, qui monte à 14 % dans les sondages. Les copains m’envoient des SMS pendant que je déjeune seul devant i-Télé avec mes emplettes du marché : confit de canard, tomates cœur de bœuf, cantal, fraises. Les journaux disent que la campagne n’intéresse personne. En ville, tout le monde ne parle que de ça, pourtant.
Avril
Beaucoup de trains. Cela tombe bien, j’aime ça. La France est un pays jacobin qui rend les trajets transversaux assez compliqués. Mais j’ai le temps. Une organisatrice du festival Quai du polar à Lyon, Briviste d’origine, a une jolie expression au téléphone : « Brive-Lyon, mais c’est la diagonale du vide ! »
Je me perds de vue, comme un personnage de Simenon : Brive-Paris Austerlitz-hôtel rue de la Roquette-Paris Gare de Lyon-Lyon Part-Dieu-Roanne-Centre de détention de Roanne-Médiathèque de Roanne-Hôtel Terminus de Roanne. Trains, gares, terrasses, prisons. Volets entrouverts sur la nuit de printemps trop chaude, avenue, voitures de loin en loin, les visages des détenues et des détenus, ce soir, qui reviennent et qu’on n’oubliera pas. Maison d’arrêt de Privas, Lyon encore. Et puis repartir à Brive, via Clermont-Ferrand.
Particule élémentaire, carte et territoire, visages.
Brive-Clermont-Ferrand, c’est quelque chose : la ligne traverse des paysages magnifiques entre Auvergne, Haute-Corrèze, Limousin. Elle longe des rivières au milieu de forêts qui ne s’interrompent que le temps d’une petite gare sur laquelle on peut voir une plaque dédiée aux cheminots résistants fusillés.
Sur cette ligne, les noms font à la fois penser au cœur frais de la France de ce cher Valery Larbaud, au Conscrit des cent villages d’Aragon et, bien sûr, à Ma France, de Jean Ferrat.
Je vous les donne, comme une guirlande géographique, comme un collier à mettre au cou de Marianne, comme autant de baisers sur les lèvres de vos amours : Royat-Chamalières, Durtol-Nohannent, Volvic, Charbonnières-les-Varennes, La Miouze-Rochefort, Laqueuille, Bourg-Lastic-Messeix, Eygurande, Ussel, Meymac, Maussac, Egletons, Rosiers d’Egletons, Montaignac, La Montagne, Corrèze, Tulle, Cornil, Aubazine-Saint-Hilaire, Malemort-sur-Corrèze, Brive.
On met un peu plus de quatre heures pour faire moins de 200 km, dans une micheline.
Je reviens à Lille voter pour le premier tour. Il y a longtemps que mon candidat n’avait pas fait un score à deux chiffres, même si c’est moins que prévu. Je me console en me disant qu’à ma manière, j’ai quand même fait un peu campagne car Le Monde, au début du mois, m’a demandé une tribune pour expliquer le soutien à Mélenchon d’une bonne partie des auteurs de romans noirs.
Mai
Je fais une liste des choses à ne pas oublier de faire à Brive avant de partir. Quand le temps passe trop vite, les listes me rassurent.
Voir l’exposition sur les imprimeries clandestines photographiées par Doisneau au musée de la Résistance Edmond-Michelet. Cette époque héroïque n’a fait que montrer de manière évidente ce qui existe pourtant de manière diffuse le reste du temps : écrire, imprimer, éditer sont des activités dangereuses et, finalement, toujours plus ou moins clandestines.
Voir enfin des films de Peter Watkins sur grand écran, lors du Festival du moyen-métrage. Il y a notamment La Bombe et Punishment Park. Se souvenir que Punishment Park pourrait très bien se passer aujourd’hui, dans les Disneylands pré-totalitaires qui nous servent de société. Comme 1984.
Écrire mon roman.
Finir Ada ou l’ardeur. Je freine à chaque page, tant ce roman total me rend parfaitement heureux. C’est à ça que l’on reconnaît les chefs-d’œuvre : ils irradient et agissent sur vous physiquement. Bonheur ou consolation. Je me suis totalement immergé de nouveau dans Proust à la mort de mon grand-père, en décembre 1994, et mon chagrin a pris une allure presque musicale.
Goûter l’esprit des terrasses, avec les beaux jours qui vont revenir. L’image que je me suis toujours faite de la liberté : boire un express en terrasse, le matin, avec un verre d’eau, dans une ville que je ne connais pas encore très bien. Lire le journal. Offrir mon cou au soleil, en m’étirant.[/access]
*Photo : sandrine magrin.
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