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Pauvres riches !


Pauvres riches !

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Quelques professeurs ont marqué mon passage à l’Université. Parmi eux figure Daniel Stern, un psychanalyste américain, ancien collaborateur de Brazelton, auteur du Journal d’un bébé. Dans son cours sur les psychothérapies, il nous décrivit le cadre de la cure analytique (durée des séances, paiement, etc.) et nous livra une anecdote savoureuse. Lorsqu’il pratiquait la psychanalyse à New York, il eut en traitement un industriel d’une cinquantaine d’années, patron d’un véritable empire, détenteur d’une fortune colossale. Ce patient hésitait à commencer une analyse. Son thérapeute ne lui inspirait guère confiance : comment prendrait-il au sérieux un homme qui ne gagnait que 150 dollars de l’heure ! N’était-il pas en train de confier son âme à un minus ? Ici, l’argent agissait comme un révélateur, comme l’expression d’une distorsion de l’amour de soi. Certains individus, le fait est connu, demandent à l’argent une réassurance : à défaut de pouvoir briller par ce qu’ils sont, ils brillent avec ce qu’ils ont. Selon Stern, dans ce cas, la compréhension des sentiments relatifs à l’argent permit de dénouer la situation et de faire débuter la cure.

Stern nous enseigna aussi que le rapport à l’argent reflétait souvent différentes manières de se positionner face à une dette inconsciente : pauvreté expiatoire, négation perverse de cette dette, etc.[access capability= »lire_inedits »] À un autre niveau, selon le psychanalyste Serge Viderman, l’accumulation d’argent peut constituer une protection imaginaire contre la mort. Il s’agit du « syndrome d’Harpagon ». Ici, comme ailleurs, les différentes manières de traiter l’angoisse dictent les opinions, gouvernent les vies, fabriquent des destins.

Pour Lacan, la possession d’une grosse fortune fait obstacle à la cure, rend caduques les tentatives de traitement par l’analyse. Avec les catholiques et les Japonais, les riches ressortissent à la catégorie des « inanalysables ». Les premiers bétonnent trop le réel par l’imaginaire. Les seconds, en raison des caractéristiques de leur langue, ne pourraient guère bénéficier de la psychanalyse. Quant aux personnes immensément riches, elles n’accéderaient pas au transfert, à la possibilité d’aimer, elles manqueraient de manque. Deux personnes se relient en effet par un troisième terme, constitué par ce qui fait défaut à chacun. Ce qui aimante deux êtres, c’est leur manque respectif et l’illusion féconde que l’autre pourrait suppléer à cette carence. Ainsi, aimer équivaudrait à donner son manque et chaque liaison reposerait sur le don à l’autre de ce qu’on n’a pas. Il en irait ainsi dans la cure, laquelle est sous-tendue par le même type de rapport figuré par le paiement. Mais pour le riche, ces équivalences sont impossibles : payer ne lui coûte rien… Étant encombré par un excès d’abondance, il n’a pas réellement accès au don, ne peut faire l’épreuve de l’enjeu véritable de l’amour. Conscient des arrière-plans théologiques de sa conception, Lacan complète : « Il y a chez le riche une grande difficulté d’aimer – ce dont un certain prêcheur de Galilée avait déjà fait une petite note en passant. Il vaut peut-être mieux le plaindre, le riche, sur ce point, plutôt que le haïr, à moins qu’après tout, le haïr ne soit un mode de l’aimer, ce qui est bien possible. »

Un des premiers collaborateurs puis dissident de Freud, Alfred Adler, militant socialiste, travaillait le matin dans un quartier huppé de Vienne avec des honoraires conséquents. L’après-midi, il pratiquait dans des quartiers populaires, gratuitement. À la différence de ce Robin des Bois de l’analyse, Freud soignait presque exclusivement des patients appartenant aux classes privilégiées. Cette caractéristique sociale n’était pas sans conséquences sur la forme prise par leurs névroses. Leur statut social pesait parfois lourdement, sous la forme de culpabilité, surtout chez les héritiers, entraînant toute une série de comportements expiatoires : masochisme, névrose d’échec, impuissance. À la fin de l’analyse d’un aristocrate russe, « l’homme aux loups », Freud discute les acquis du traitement et note : « Le patient, à qui la guerre avait ravi patrie, fortune et toutes relations familiales, s’est senti normal et s’est conduit de façon irréprochable. Peut-être justement sa misère a-t-elle, en satisfaisant son sentiment de culpabilité, contribué à consolider son rétablissement. »

À sa manière, Arthur Schopenhauer avancera lui aussi une théorie sur la « misère » de la richesse. Son analyse expose les prolongements sociaux de deux mouvements affectifs liés au désir : la souffrance et l’ennui. Pour lui, la société se divise en deux. La classe laborieuse qui souffre de ne pouvoir s’offrir des plaisirs ; la classe dominante qui s’ennuie en expérimentant leur vanité. Les pauvres vivent dans la frustration et la gêne, ils connaissent différents types de « faim » ; à l’opposé, les privilégiés connaissent la torpeur de la satiété, voire les inconvénients de l’indigestion. Aux premiers, la souffrance du manque et de l’envie ; aux seconds, l’ennui d’être repu. « L’existence, écrit Schopenhauer, se présente avant tout comme une tâche, celle de subsister, de « gagner sa vie ». Ce point une fois assuré, ce qu’on a acquis devient un fardeau, et alors impose une seconde tâche, celle d’en disposer, en vue d’éviter l’ennui qui s’abat comme un oiseau de proie aux aguets sur toute existence à l’abri du besoin. […]  Nous voyons la classe inférieure du peuple luttant incessamment contre le besoin, donc contre la douleur, et par contre la classe riche est élevée dans une lutte permanente, souvent désespérée, contre, l’ennui. » Ainsi, l’érosion du désir menace les riches ; la dépression les guette.

Quant à notre société dite de « consommation », véritable miroir aux alouettes, machinerie mimétique, ne correspond-elle pas plutôt à une « société de frustration » ? L’abondance qui y brille partout de mille feux, son injonction d’un « toujours plus » et d’un « toujours autre » n’installe-t-elle pas les citoyens dans une sorte de privation perpétuelle, de frustration inéluctable, de pénurie définitive ? Au vu des considérations qui précèdent, cela vaut peut-être mieux… Quoi qu’il en soit, nous emprunterons à Nietzsche une conclusion apaisante. Pour ce philosophe − qui, dans sa dernière lettre, se plaint de souliers percés −, ce qui compte vraiment n’est pas monnayable : « Ce qui a un prix n’a pas de valeur. »[/access]

*Photo : Ross Burton.

Janvier 2013 . N°55

Article extrait du Magazine Causeur



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