Les djihadistes aussi ont des peines de cœur de Morgan Sportès, radiographie d’un sujet brûlant.
Le romancier Morgan Sportès s’est fait une spécialité de traquer les dévoiements sociaux de notre monde. Déjà dans L’Appât, en 1990, dont Bertrand Tavernier tirera un film terrible, il s’intéressait à une petite bande de jeunes prêts à commettre des meurtres sordides pour continuer leur vie de luxe et d’oisiveté. Ce faisant, il mettait en perspective les impasses mêmes d’une société du spectacle, qui semblait, dans certains recoins, ne plus se soucier de morale. Au reste, Morgan Sportès a entretenu une correspondance privée avec Guy Debord. Il cite aussi volontiers ce que lui a écrit Claude Lévi-Strauss : « J’ai lu votre livre, lui disait-il, à la fois comme un roman policier et une étude ethnographique. »
L’attentat à la grenade de l’épicerie casher
Dans son nouveau livre, Les Djihadistes aussi ont des peines de cœur, Morgan Sportès aborde le sujet brûlant du terrorisme islamiste. Il a choisi de passer au scalpel l’attentat de septembre 2012, au cours duquel une grenade avait été lancée dans une épicerie casher de la banlieue nord de Paris. Il n’y eut heureusement qu’un blessé léger. La police, à travers son enquête, devait découvrir à cette occasion l’existence d’un réseau « Nice-Noirceuil », constitué d’une bande de véritables Pieds Nickelés de diverses origines, mais tous versés dans l’islamisme radical. Morgan Sportès nous trace le portrait de ces fanatiques, d’ailleurs tous plus ridicules les uns que les autres. On retient un dénommé Joël Jean-Gilles, dit Abbas (son nom musulman), de père antillais chrétien, converti à l’islam en 2009. Morgan Sportès nous rapporte comment il se radicalise, à cause d’une femme. Son intention secrète est de commettre des attentats en France, puis de partir faire la guerre en Syrie, afin de devenir un martyr. Cet admirateur jusqu’au-boutiste de Mohamed Merah finira criblé de balles, au petit jour, dans l’appartement d’une de ses épouses (il en avait trois, disséminées dans autant de villes).
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Il y a aussi Kevin Lecoq, né en 1986, personnage moins sinistre que le précédent, mais tout aussi dangereux et fou. Morgan Sportès décrit ainsi ce garçon pittoresque : « C’est sans doute un des membres les plus intéressants (ou les plus symptomatiques) de cette bande. Par son déséquilibre extrême et ce besoin qu’on sent chez lui ‒ compulsif, pourrait-on dire ‒de CROIRE. » D’autres complices, plus ou moins perdus eux aussi, gravitent autour de ces deux-là. Ils vivent déjà comme des hors-la-loi, et la police les identifie peu à peu, afin de n’en laisser échapper aucun au moment du coup de filet. Ils en ont tous contre la France: « Qu’est-ce que tu fous en France, ce pays de merde, au milieu des kouffars ! Des Juifs ! De la démocrassouille ! Du vice. Du matérialisme !… Ta vie, en France, c’est la mort. La mort au Cham, c’est la vraie vie ! »
Caricatures du Prophète et lavage de cerveau
Certains, comme Abbas et Lecoq, exercent un véritable ascendant sur les autres. Leur comparse terroriste Nam expliquera ainsi au juge d’instruction, plus tard : « J’étais sous leur emprise, j’avais peur… Et puis ils m’avaient complètement soûlé avec l’histoire des caricatures du Prophète… Ils m’avaient mis la haine ! » L’expression « lavage de cerveau » revient d’ailleurs fréquemment dans ce contexte.
La narration de Morgan Sportès est très vivante. Il reproduit la propre façon de parler de tous ces jeunes, avec leur argot typique, drolatique. L’ironie de Sportès est constante, quand il évoque ces véritables branquignoles et leurs menées terroristes. Comment les décrire autrement ? C’est leur être même qui est ici saisi. Le romancier a enquêté patiemment sur eux tous, et a eu accès aux dossiers d’instruction, quelque 30 000 pages qu’il a su synthétiser de manière remarquable. Il a en outre mené des entretiens avec quelques protagonistes de l’affaire. Le procès de la filière Nice-Noirceuil s’est tenu en 2017 aux assises de Paris, et les membres en furent condamnés à de très lourdes peines (Kevin Lecoq écopera ainsi de 28 ans de réclusion criminelle).
Une réflexion sur la société du spectacle
Morgan Sportès s’en tient aux faits, mais en tête de chaque chapitre il a choisi de faire figurer une citation, pour éclairer les situations qu’il relate et tenter de leur donner un sens. Sportès n’est pas seulement romancier, donc, mais aussi sociologue et philosophe. On trouve d’ailleurs, en annexe du livre, une « bibliographie succincte », dans laquelle il liste les ouvrages de référence qui ont nourri en sous-main sa réflexion. C’est une invitation au lecteur à ne pas en rester là.
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Ce que Morgan Sportès met en évidence dans son roman, c’est qu’il existe cependant quelques réfractaires à ce nouvel ordre du monde, en l’espèce les djihadistes dont il vient de raconter l’histoire, et que la société n’a pas encore su les dompter complètement. Il résume, pour finir, à la dernière page de son livre, ce que ces prétendus « résistants » sont pour lui : « Figures du passé ‒ resurgies des souterrains obscurs de l’inconscient historique ‒ arc-boutées sur le refus d’une société qui, parce qu’elles lui sont inadaptées, les liquide. Dernières fortes têtes, archaïques, effrayantes, fanatiques, cruelles, sanguinaires, tarées et zélées mais obsolètes (politiquement inoffensives donc) que le néant voue au néant. »
Lorsque Morgan Sportès, en 2017, sort du tribunal où furent jugés les membres du réseau islamiste, et qu’il contemple, autour de lui, dans Paris, ses contemporains, formant une « même vaste classe sociale », aux modes de vie « stéréotypés », il ne peut s’empêcher d’en regretter le conformisme qui touche même les plus jeunes. Mais quelle alternative plausible pourrait-il y avoir ? Il ne le dit pas, dans ce livre, mais ce sentiment plein de désillusion pose une nouvelle fois, de manière plus ou moins indirecte, la question de la démocratie : ses manques, ses insuffisances, mais aussi les efforts, parfois maladroits, de ceux qui désirent que, malgré tout, elle perdure. Et cette question, évidemment, reste plus que jamais d’actualité, dans le « malheur des temps », comme disait Debord.
Morgan Sportès, Les Djihadistes aussi ont des peines de cœur. Éd. Fayard.
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