Dans Enfant de salaud, Sorj Chalandon revient sur le personnage ambigu de son père collabo et mythomane.
L’humanité entre dans une ère nouvelle et les écrivains tournent en rond. Après Christine Angot, qui reprend son histoire personnelle avec l’inceste comme fil noir, Sorj Chalandon revient sur celle de son père, un homme méprisable qui résume à lui seul la phrase d’Oscar Wilde : « Aucun homme n’est assez riche pour racheter son propre passé ». L’auteur, en effet, avait déjà ouvert le dossier familial avec Profession du père en 2015. Il racontait tout sur son géniteur mythomane, arrogant et violent. Tout ? Il faut croire que non puisque Chalandon lui consacre un nouveau livre Enfant de salaud. C’est une enquête à la fois policière et psychologique à laquelle le narrateur, double de l’auteur, convie le lecteur. Ce père a failli. Durant la Seconde Guerre mondiale, il fut « collabo » et alla jusqu’à porter l’uniforme allemand.
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Cette confidence est faite par le grand-père du narrateur, qui ajoute : « Tu es un enfant de salaud. » C’est le point de départ de l’engrenage pour connaître la vérité. Engrenage, car rien n’est vraiment simple avec ce père coupable qui prend un malin plaisir à brouiller les pistes. Quand le fils interroge le père, ce dernier sort une pièce du puzzle puis une autre, puis encore une autre. La reconstitution laisse des espaces vides. Quand le fils s’approche de la vérité, le père s’emporte. Il a non seulement été « collabo », confirme-t-il, mais il prétend qu’il a défendu Hitler face aux Russes, à Berlin en 1945, avec le dernier carré du bataillon Charlemagne.
En réalité, ce n’est pas vrai puisque le père se trouvait en prison. Le puzzle a soudain trop de pièces. Le lecteur est un peu perdu au milieu de toutes ces contradictions. Une chose est sûre : le père ment. C’est un artiste de l’ambiguïté. On se prend même à le trouver intéressant. L’époque ne cessant de nous vendre de la soupe aux bons sentiments, sans sel ni poivre.
Rebondissement : on découvre qu’il a fait partie de la Résistance. Ayant eu accès au dossier judiciaire du père, le fils découvre la complexité du parcours de son géniteur. Il contient notamment une incroyable photo officielle. « Il y a quelques semaines, tu portais la croix gammée et maintenant, les couleurs nationales », écrit Chalandon. Cet homme est « un égaré », conclut-il. Sa trajectoire offre une épopée de la noirceur et fait de lui un personnage de roman crédible. Du reste, il le savait, ce père cabotin. Face au juge de la prison de Loos, où il fut incarcéré, le 21 juin 1945, pour « atteinte à la Sûreté extérieure de l’État et Collaboration », il répondit : « Excusez Monsieur le juge mon pauvre style, mais je suis un soldat et non un romancier. »
Interminables dialogues
L’histoire familiale rejoint l’Histoire avec un « H » majuscule. Chalandon, journaliste à Libération, a suivi le procès Klaus Barbie en 1987. Il nous décrit les grands moments de ce procès, rappelant les atrocités ordonnées par l’officier SS ainsi que les témoignages de ses victimes. Il évoque les provocations théâtrales de son avocat, Jacques Vergès, engagé dans la Résistance à 17 ans et demi. Grâce à son fils, le père finit par assister aux audiences. À la fin du procès, il lâche : « On dirait le festival de Cannes, non ? »
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Lors de leurs interminables dialogues, où le narrateur boit beaucoup de bière, le père n’hésite pas à déstabiliser le fils. Il se moque des convictions du fiston : « C’est pas toujours facile d’être de gauche, bonhomme. » Dans les temps troublés, rien n’est tout blanc ou tout noir. Il y a une zone grise où chacun tente d’agir avec plus ou moins de courage, de dignité. L’important étant de ne pas être « un pêcheur à la ligne ». Après Sartre, Chalandon souligne la difficulté du choix, et les angoisses qui en découlent. Mais l’enjeu de ce livre est ailleurs. Chalandon : « Le salaud, c’est l’homme qui a jeté son fils dans la vie comme dans la boue. Sans trace, sans repère, sans lumière, sans la moindre vérité. » Il ajoute, phrase uppercut : « Le salaud, c’est le père qui m’a trahi. » L’essence même de la douleur du fils est ici exprimée. L’amour ne supporte pas le mensonge.
On doit tout dire à l’être qu’on aime. C’est, au-delà des monstruosités nazies rappelées dans ce livre, la bouleversante leçon du livre. On ne pardonne pas à un faussaire. Surtout si on l’a cru.
Sorj Chalandon, Enfant de salaud, Grasset.