Diplomate, Jean-Yves Berthault a été en poste à l’ambassade de France à Kaboul entre 1979 et 1981. Conseiller politique de la mission spéciale de l’ONU en Afghanistan en 1997, il a dirigé la mission diplomatique française à Kaboul de 1998 à 2001. Il est l’auteur de Déjeuners avec les Talibans, Révélations d’un diplomate.
Alain Roumestand. Jean-Yves Berthault, avant d’entrer dans le vif du sujet, parlez-nous de votre carrière.
Jean-Yves Berthault. Je suis rentré dans la carrière diplomatique après avoir fait Sciences Po et mon premier poste a été l’Afghanistan. C’était une sorte de « mauvaise pioche » mais j’en étais ravi. Je suis arrivé en 1979 alors que ce pays était déjà en guerre civile larvée. On venait d’avoir une révolution communiste en avril 1978 qui avait jeté bas la présidence Daoud, le cousin du dernier monarque, le roi Zaher Shah. Mais à son tour le régime communiste vacillait et en décembre l’armée soviétique est intervenue pour le sauver. Ensuite, j’y ai vu l’avènement de l’insurrection, les premiers moudjahidines et le début d’une crise qui ont plongé le pays dans 43 ans de guerre civile sous diverses formes. Je suis revenu en Afghanistan dix-huit ans plus tard, lorsqu’on cherchait un diplomate connaissant le pays, pour servir de conseiller politique de la mission spéciale de l’ONU pour l’Afghanistan, qui explorait les voies d’un règlement négocié du conflit. Enfin, de 1998 à 2001, j’ai dirigé l’ambassade de France où j’avais fait mes débuts, et cela, jusqu’à la chute des Talibans. Trois années pendant lesquelles j’ai eu l’occasion de m’entretenir longuement et à plusieurs reprises avec les Talibans. J’ai également servi dans le monde arabo-musulman entre temps et depuis, dans des pays aussi divers que l’Algérie, le Maroc, la Syrie, l’Azerbaïdjan, le Pakistan et Bruneï.
Votre livre fait une belle place aux portraits de responsables talibans que vous avez rencontrés lors de déjeuners ou dans d’autres cadres informels. Y a-t-il un portrait type des Talibans ?
C’est un pays très morcelé par les montagnes où chaque vallée a ses particularités, sinon ses particularismes. Vous avez mille vallées, vous avez mille façons, mille bonnets brodés, pour chaque tribu, pour chaque sous-tribu. Et autant de mentalités, d’idéologies et de partis politiques. Le mouvement des Talibans n’échappe pas à cette complexité des paysages physiques et humains. Certains voient en leur mouvement la possibilité de faire triompher l’islam comme à l’époque du prophète. D’autres, moins nombreux, voient au contraire, l’opportunité du djihad. Mais ce qui rassemble et unifie le mouvement, c’est la référence à une idéologie religieuse fondée sur le wahhabisme. Cette doctrine rigoureuse originaire d’Arabie Saoudite et quelques autres pays du Golfe anime également une école de pensée d’une région du nord de l’Inde, où il existe des madrassas qui enseignent une doctrine proche du wahhabisme. Cependant, malgré sa grande rigueur, son traditionalisme et son fondamentalisme, sur le plan politique il existe des appréciations qui varient considérablement d’un individu à l’autre. Et c’est ce que j’ai voulu montrer dans cette galerie de portraits. Parmi eux il y a des gens qui, tout en se réclamant du Coran et ses enseignements, estiment devoir s’adapter au monde moderne dans certaines circonstances. D’autres en revanche ne considèrent pas la moindre concession possible. J’ai toujours essayé d’identifier d’abord les radicaux et puis convaincre les plus modérés de coopérer, pour que la population souffre moins.
Lorsque vous invitez les Occidentaux à suivre votre exemple et nouer un dialogue avec les Talibans, on vous rétorque qu’ « on ne pactise pas avec le diable » ! Vu leur lourd et triste passif, entendez-vous ces critiques ?
Je les comprends très bien surtout quand on entend certaines déclarations, qui font objectivement froid dans le dos, ou que l’on observe le sort des femmes qui pendant ces deux décennies de libéralisme relatif – notamment à Kaboul – pouvaient faire des études, avaient la liberté d’aller et de venir et voient tout cela disparaitre d’un coup. Je comprends très bien que dans une appréciation occidentale, on ressente une vive émotion. En même temps dans la diplomatie, il faut être pragmatique. Si nous ne devions parler qu’à des pays qui nous ressemblent, on se retrouverait assez isolé… Il y a 100 ans, on pouvait ignorer les pays qui nous déplaisaient. Aujourd’hui le monde s’est rétréci. Le monde est un village indivisible. Il faut bien parler et si on laisse de côté les pays qui nous déplaisent, d’abord on se coupe des ¾ de la planète et ensuite on perd toutes chances de les faire évoluer dans le sens de nos intérêts ou des intérêts de leurs peuples.
Et vous, dans vos différentes responsabilités en Afghanistan, qu’avez-vous obtenu des Talibans par la négociation ?
À l’époque les pays unanimes avaient décidé de ne pas parler avec les Talibans, donc de retirer leurs ambassades. Dans le cas de la France, on avait une autre position. On s’était dit qu’il fallait conserver les canaux existants. On avait plusieurs bonnes raisons pour cela. La première, c’était le fait que beaucoup d’ONG françaises étaient présentes (à peu près la moitié de tous les humanitaires occidentaux présents en Afghanistan étaient des Français), et faisaient un travail admirable. Or, les ONG rencontraient au quotidien des problèmes incommensurables, et il fallait quelqu’un pour les protéger et les aider dans leur travail. L’autre bonne raison, c’est qu’il fallait observer et informer. Un diplomate est en poste pour rapporter ce qui se passe et c’était une grande partie de mon travail : rédiger des télégrammes diplomatiques sur la situation. Et je ne parlais pas seulement aux Talibans, mais aussi avec le camp opposé, c’est-à-dire l’Alliance du nord et plus particulièrement avec l’entourage du commandant Massoud. J’étais aussi en relation avec l’ancien roi, ce qui m’a permis de jouer un rôle politique dans l’espoir de susciter une relève démocratique. On voyait bien, tout en parlant avec les Talibans, qu’il n’était pas très facile d’espérer des accommodements. Mais comme il se trouve que je respecte beaucoup l’islam, que je connais bien cette religion, j’étais en mesure de citer certains versets du Coran et j’ai pu établir un dialogue pertinent et espérer convaincre. Si on leur parlait du droit international et de la déclaration universelle des droits de l’homme, ce n’était pas un langage qui allait beaucoup les influencer. En revanche, il m’est arrivé de leur citer des exemples tirés du Coran, des paroles du prophète, le dialogue était possible. Ainsi, en évoquant la clémence du prophète j’avais réussi en 1997 à faire libérer deux jeunes Français d’une ONG qui risquaient la peine de mort. J’ai également obtenu du ministre de la Santé qu’il ouvre des hôpitaux pour les femmes, puisque celles-ci n’avaient pas le droit d’aller à l’hôpital général par manque de médecins femmes et qu’il n’était pas question qu’elles soient auscultées par un homme. Ce dialogue paraît un peu illusoire mais quand il s’agit de sauver des vies humaines, d’obtenir quelques progrès, même ténus, c’est quelque chose d’essentiel.
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Quelle est votre appréciation de l’action diplomatique de l’administration Trump qui a abouti en février 2020 aux « accords de Doha » ?
Le président Biden a été accusé par la presse d’avoir décidé un retrait précipité et sans préparer l’armée afghane. Tout cela est bien plus compliqué qu’il n’y paraît. Parce qu’en effet, comme vous le souligniez, son prédécesseur lui avait un peu savonné la planche en le mettant devant le fait accompli d’un accord sans y associer ni le gouvernement afghan ni les Occidentaux autrement que d’une façon elliptique. Ainsi, quand Biden est arrivé, il savait qu’il avait une opinion publique plutôt isolationniste et lassée de la guerre. Il a pensé que dans la situation où il se trouvait, d’une Amérique divisée en deux camps irréconciliables, poursuivre la logique de son prédécesseur serait un geste vis-à-vis des trumpistes. Il a été obligé pour toutes ces raisons de continuer à prendre ce train qui était déjà en marche. La seule chose qu’on pourrait dire, c’est qu’il aurait pu faire patienter les Talibans deux ou trois mois de plus pour que ce retrait ne se fasse pas dans une précipitation aussi théâtrale et tragique.
Malgré l’échec américain, vous pensez que Washington continuera à financer l’Afghanistan pour contrer les visées chinoises et russes. Il serait donc judicieux de se poser la question : “où sont allés les milliards déjà distribués ?”
Même si l’argent a un peu ruisselé dans les grandes villes et en particulier à Kaboul, l’essentiel a été englouti dans les poches profondes des « élites » au pouvoir en Afghanistan ces vingt dernières années dans le cadre d’une corruption généralisée. Quelques personnes bien placées ont constitué des fortunes énormes : 800 millions de dollars, 600 millions de dollars, 1 milliard 200 millions de dollars… Ce sont des gens qui étaient aux affaires, au gouvernement et qui avaient leurs commissions sur tout. Il y avait de faux régiments payés et de bien réels qui ne l’étaient pas. Et c’était comme cela dans tous les domaines. On s’est beaucoup étonné de voir que Kaboul tombait comme un fruit mûr ; en fait, c’était un fruit pourri de l’intérieur et il est tombé tout seul. Je dois dire que personnellement, je n’ai pas été surpris. C’était une évidence pour moi et pour les gens qui connaissent bien l’Afghanistan. C’est aussi une des raisons pour lesquelles les Américains se sont découragés : ils se rendaient bien compte que les Talibans étaient déjà chez eux depuis des années dans les campagnes, qu’ils étaient bien acceptés par la population qui les avait accueillis à bras ouverts, parce que leur idéologie était finalement très voisine de celle de beaucoup de campagnards. Ils se heurtaient à une résistance essentiellement dans les villes où les gens étaient davantage éduqués.
Et le commandant Massoud ? Pendant votre mandat d’ambassadeur, il a demandé l’aide – entre autre à la France – sans beaucoup de succès avant son assassinat l’avant-veille du 11 septembre… Quel bilan tiriez-vous de l’homme et de son action ?
Il y a une de confusion autour de la légende du commandant Massoud, l’un des grands héros de la résistance contre les Soviétiques. Lorsque les Talibans ont pris le pouvoir entre 1996 et 2001, il a eu le grand mérite d’être un chef de guerre et un stratège remarquable, réussissant à mettre au point une résistance avec d’autres groupes comme les ouzbeks et les hazaras. Massoud a joué un rôle très important et cela a permis à un moment donné d’avoir l’espoir que le régime des Talibans ne durerait pas. Aujourd’hui il ne reste qu’un petit réduit dans le Panchir et aussi son fils, le jeune Ahmad Massoud, un jeune homme bien éduqué, en Angleterre notamment, et sans doute très épris du modèle que lui a légué son père. Mais connaissant mieux l’Afghanistan que beaucoup de nos Parisiens, je ne suis pas persuadé que ce mouvement ait la moindre chance de réussir parce que c’est la première fois que les Talibans arrivent à conquérir quasiment tout l’Afghanistan. Dans ces conditions, je ne crois pas que le jeune Massoud ait un avenir dans les armes.
L’ancien ministre des Affaires étrangères et ancien représentant spécial de l’ONU Lakhdar Brahimi s’est lui aussi exprimé, dénonçant l’échec de l’importation d’un modèle institutionnel occidental en Afghanistan. Que dire de cette prise de position ?
Lakhdar Brahimi, mon patron pendant quelques mois pendant l’année que j’ai passée comme conseiller politique aux Nations Unies, paraît avoir compris plusieurs choses importantes. À l’époque, j’avais essayé de lui expliquer qu’il fallait compter sur les tribus et le système tribal pour fonder des espoirs, mais il avait beaucoup de difficultés à le comprendre. Il disait que les tribus, c’était comme en Algérie ; elles n’existaient plus. Il ne connaissait pas l’Afghanistan, mais désormais, visiblement, il a appris beaucoup de choses. Je ne peux qu’être d’accord avec lui sur ce qu’il a exprimé dans le texte que vous citez : les Occidentaux ont voulu plaquer leur modèle sur ce pays, comme sur beaucoup d’autres territoires. Or, la réalité est que les Afghans s’agrègent autour d’un chef tribal ; c’est lui qui, s’il y a des élections, va leur dire comment voter. Et l’idée même des élections transversales, dans une société profondément ethnique et tribale, est aux antipodes de leur système de réflexion. Dans les villes, cela peut fonctionner. Dans les campagnes, aller voter pour une personne qui n’est le cousin d’aucune des personnes que les électeurs connaissent, cela leur paraît quelque chose de tout à fait artificiel et cela ne convient pas culturellement… Tant qu’on n’a pas compris cela, on n’a strictement rien compris à ce type de pays. Et il y a aussi l’aspect militaire. Les Américains n’y sont pas allés de main morte. Naturellement, tuer des gens qui vous menacent cela s’appelle la guerre, mais cela a été fait de façon « indiscriminée », et avec beaucoup trop de bavures. Les Etats-Unis parlent de leurs frappes chirurgicales… mais on aimerait bien ne pas passer un jour entre les mains de tels chirurgiens.
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Comment voyez-vous l’avenir de l’Afghanistan à court, moyen et long terme ?
Les paris, si on peut employer ce terme, sont ouverts. Pour la première fois depuis 43 ans, il n’y a pas de guerre civile. Malgré les circonstances dans lesquelles cela se produit, c’est-à-dire l’arrivée d’un groupe à l’idéologie problématique qui représente une régression, pour beaucoup d’Afghans, c’est tout de même un soulagement. Parce que ces vingt ans de libéralisme relatif n’ont pas apporté la sécurité qui est une des aspirations élémentaires d’un peuple. Maintenant il n’y a plus de guerre ; les Talibans ont peut-être la chance de durer s’ils font le nécessaire pour leur peuple. D’abord le premier des devoirs, est de nourrir le peuple et faire cesser la corruption, raison principale de la misère. Un autre devoir, tout aussi essentiel, concerne les droits humains et là il va falloir la conjonction de tous les efforts de la communauté internationale, pour faire en sorte que les Talibans comprennent qu’il est de leur intérêt de les respecter. Ils le disent en tout cas, et il faut les prendre au mot. Et en cela il faut, là aussi travailler avec des pays qui ne nous ressemblent pas, mais qui peuvent être des alliés. Je pense notamment au Qatar. Les Américains ont délégué au Qatar ce qu’ils ne voulaient et ne pouvaient plus déléguer au Pakistan dont ils se méfient désormais. Je sais que cela peut paraître étrange à certains, mais je le crois et je le dis car je m’intéresse davantage à la vérité qu’à la vérité qu’on voudrait entendre : les Talibans en réalité ont peut-être une chance de réussir s’ils viennent à résipiscence.
Et pour revenir à la France, certains disent qu’elle n’a rien à faire dans ce pays. Que leur répondriez-vous ?
La France est un pays qui est très cher à beaucoup d’Afghans. D’abord, il y a beaucoup d’Afghans qui parlent notre langue, parce qu’on a un lycée français à Kaboul qui a formé depuis presque un siècle une grande partie des élites du pays ; parce qu’on a toujours joué un rôle important dans la mesure où nous n’avons jamais été dans cette partie du monde une puissance « ingérente ». Les Afghans le savent très bien : ils ont dû mettre dehors les Britanniques après trois guerres perdues par ces derniers ; ils ont mis dehors les Soviétiques ; ils ont mis dehors les Américains. Certes la France, jusqu’en 2014, était présente militairement en Afghanistan, mais à la demande des Américains et aussi dans le but de mettre un terme aux agressions d’Al Qaïda. Et d’ailleurs l’armée française, indépendamment de ses frappes beaucoup plus chirurgicales pour le coup que celles des Américains, avait une façon de procéder qui s’accompagnait toujours d’un soutien aux populations locales, là où nos forces étaient implantées. Elles ont laissé un souvenir très différent, je le sais par beaucoup de témoignages des Afghans qui m’ont parlé. Il y a aussi cette passion française pour l’Afghanistan. La passion pour Massoud en est l’exemple : nous sommes le seul pays où on parle de Massoud, même si c’est parfois un peu à côté de la plaque, parce que cette cause-là appartient plus au passé qu’à l’avenir. Mais cela montre l’attachement des Français à ce pays, parfois à juste titre, parfois moins. La France est un grand pays et c’est une des principales économies du monde. La France a un rôle à jouer parce que c’est un pays qui compte dans le monde, sa voix est entendue et importante au sein de l’Europe, première puissance commerciale mondiale. La France est, enfin, membre du Conseil de sécurité. Elle ne peut se désintéresser de l’Afghanistan.
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