Marseille, où se rend le médecin urgentiste Emmanuel Macron pendant trois jours, n’est pas Chicago. Et question insécurité, Paris connait en réalité une situation plus périlleuse encore.
En ce moment, Marseille est une sorte de gilet jaune ! Tout un tas d’improbables, à cravate ou à talons, se succèdent sur les plateaux en expliquant avoir trouvé dans cette ville la confirmation de leurs certitudes. Mais contrairement à l’époque des gilets jaunes, où chacun assurait en avoir rencontré au moins un et se permettait d’en déduire ce que pensaient tous les autres, ici, la plupart se prononcent sans même faire semblant de connaître la ville.
Marseille a un côté insupportable, même pour les gens qui l’aiment. Bruyante, sale, bordélique. Le stationnement est quasi-officiellement en double-file, manger dans beaucoup de ses gargotes relève de la mithridatisation, les plages sont hantées par des hordes de crétins (et tous ne sont pas issus des quartiers nord). On pourrait faire une longue liste.
Plus belle la vie
Mais la liste des bons côtés de Marseille est bien plus longue, et moi qui ai (sur)vécu dix ans à Paris, et travaillé dans les plus grandes villes du pays, je n’ai strictement aucun doute quant à savoir où il est le plus sympathique de vivre.
Dans la deuxième ville de France, on peut passer sa vie dans des zones semi-rurales, parcourant des chemins où deux voitures ne passent pas de front, sans croiser l’un de ces nouveaux barbares qui, si on en croit les journaleux parisiens, seraient devenus maîtres de la ville. Ici, suivant le quartier où on habite (quartiers qui constituent, je le rappelle ou vous l’apprend, la plus grande ville bâtie de France) on peut ne jamais croiser que des bourgeois, vivants entre eux en villas et en résidences de standing, au milieu de jardins, de parcs et par endroits de forêts. Un Parisien qu’on perdrait au cœur des accates mourrait sans doute de faim avant de réussir à en sortir, et ne trouverait d’autre issue au vallon des Auffes que de partir à la nage.
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Quant à ceux qui s’imaginent avoir tout vu et compris de la ville parce qu’ils ont pris le promène-couillons pour sillonner le Panier, faire le tour du vieux port et monter à Notre-Dame de la Garde, ils ont vu autant de la ville qu’un touriste à Paris qui aurait fait le tour du marché aux fleurs sur l’île de la Cité. D’autant que l’hypercentre (oui, ici, on distingue le centre de l’hypercentre, ce n’est pas une petite ville genre Paris ou Lyon) n’est plus guère fréquenté que par les barbares, à l’exception d’une paire de rues commerçantes où l’on ne vient qu’en journée. Le reste du temps, les gens normaux vivent dans leurs quartiers, à des kilomètres des contrées sauvages.
Deux mondes parallèles
Car Marseille n’est pas une ville, mais un assemblage de villages rebaptisés quartiers. Il y a une Marseille des gens tranquilles et une Marseille des barbares, et si ni l’une ni l’autre ne sont d’un seul tenant, les barbares vivent tous dans des endroits où il n’y a plus, ou guère, de gens normaux. Les 1er, 2, 3, 13e 14e et 15e arrondissements leur ont été dans leur plus grande partie abandonnés. Ils y vivent, et y meurent sous les balles, dans la plus totale indifférence des autres Marseillais.
Certes, les habitants sont tous marseillais, mais ils sont aussi de Mazargues ou de Saint Banabé, d’Endoume ou de Saint Victor, des Camoins ou des cinq avenues, quand ils sont normaux. Et quand ils sont d’Airbel, de la Busserine ou de la Castellane, ils sont des cités barbares. Ce sont deux mondes parallèles, que la distance physique achève de séparer. Et ce n’est pas la présence de l’un ou l’autre brave type dans ce genre d’endroits, celui qu’on s’empresse de mettre en avant pour affirmer qu’il ne faut pas généraliser, qui y changera quoi que ce soit.
C’est ainsi que tout le secteur où Pagnol situe les vacances de son enfance fait à présent partie intégrante de la ville, mais vit à un rythme complètement différent de celui du vieux port. Le 11ᵉ arrondissement, dont il fait partie, fait près de 3000 hectares. Il y existe quelques cités barbares, mais géographiquement aussi éloignés des anciens villages de Pagnol que la Seine-Saint-Denis du 7ᵉ arrondissement de Paris, et sans transports en commun pour relier les deux. Tout ce que l’habitant moyen de la cité de la Valbarelle connaît du quartier des Accates, c’est la colline qu’il voit à l’horizon.
On a coutume de dire que l’absence de violences urbaines à Marseille serait entre autres due au fait que les cités sont dans la ville. C’est vrai et faux à la fois. Si le partage de l’identité marseillaise peut en effet aider, la distance qui sépare les zones barbares de la normalité n’est pas moins importante que l’équivalent en région parisienne. Les panneaux d’entrée et de sortie d’une ville ne sont qu’une convention. Qu’on rapproche le nombre de morts violentes en Île-de-France de celui des Bouches-du-Rhône, et on aura déjà une idée plus précise de la dangerosité de chacune de ces zones.
Pas partout à feu et à sang
L’autre légende entretenue par la sociologie en chambre est que Marseille serait un melting-pot. C’est on ne peut plus faux. Marseille a une densité de 3609 h/km² pour 240.6 km², Paris intra-muros de 20745 h/km² pour 105.4 km². Sauf exceptions, les habitants de Marseille n’ont ni besoin ni envie de se croiser. Les gens ne vivent pas les uns avec les autres, mais les uns à côté des autres, et même loin des autres. Un habitant de Saint Julien n’a pas plus de lien géographique ou culturel avec un individu de la cité du parc Kallisté qu’un bourgeois de Saint-Germain-des-prés avec un habitant de Gonesse.
Alors quand on entend l’un ou l’autre idiot expliquer que Marseille serait à feu et à sang parce qu’un quarteron de voyous se sont flingués les uns et les autres – phénomène dont à Marseille chacun se félicite tant nul, à part ceux qui y vivent ou en vivent (associatif frelaté, politiques clientélistes, etc…), ne se sent concerné par le sort des quartiers Nord- , le Marseillais moyen se demande s’il existe quelque part ailleurs en France, une autre ville de ce nom.
Car cette vision ne correspond en aucun cas à la délinquance telle que les Marseillais la vivent au quotidien. Non seulement Marseille n’est pas Chicago, mais elle est même moins touchée par les violences crapuleuses que les autres grandes villes françaises. Un sac à main ou une chaîne en or y ont plutôt moins de chances d’être arraché qu’ailleurs, et encore cela se produira-t-il dans le centre de la ville, où se croisent en journée gens normaux et barbares. Quant aux plans de stups, ils tournent dans les zones peuplées par les barbares, et fournissent de la drogue à des toxicomanes. C’est dire si les gens des quartiers préservés s’en contrefichent, sauf à faire partie des drogués, auxquels cas ils prennent leurs propres risques.
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Mais il est vrai qu’il vaut mieux, vu de Paris, mettre l’accent sur la mort pourtant insignifiante d’une poignée de voyous, plutôt que de se poser la question dérangeante de savoir pourquoi partout ailleurs, et bien plus qu’à Marseille, les voyous préfèrent attaquer les forces de l’Ordre et plus généralement les représentants de l’État plutôt que de s’entretuer.
Des précurseurs du séparatisme
J’ai pourtant tendance à penser que dans le reste de la France, les gens font comme les Marseillais : ils se fichent de la mort de voyous, peu importe leur âge, quand ils ne s’en félicitent pas. Alors plutôt que s’émouvoir de cette forme particulière de saturnisme qu’est la mort par balles quand elle touche des criminels, que les journalistes se préoccupent de la seule vraie insécurité, celle que connaissent les vrais gens, dont ils sont si éloignés.
Je sais ce que tout ceci semble plaider pour le séparatisme, plutôt que pour le maintien de l’unité nationale. Ce n’est en aucun cas mon souhait : je fais simplement le constat que le renoncement, depuis près d’un demi-siècle, à appliquer les lois qui fondent la République au faible prétexte qu’elles sont sans pitié avec les voyous, a fait que le séparatisme est déjà une réalité à Marseille, et qu’à l’instar de ce qu’on pouvait voir jadis en Afrique du Sud, certains peuvent parfaitement vivre avec. Ce n’est qu’une question d’argent.
Marseille est ici précurseur, ce qui ne lui arrive pas souvent. Ce n’est hélas pas pour le meilleur, et la façon dont les Marseillais vivent dans leur ville sera bientôt celle adoptée par le reste des Français, quand ils pourront se le permettre. C’est juste un choix de société, une autre que celle proposée par la République française. J’ai la chance d’avoir les moyens de faire avec. Et vous ?
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