Avant Kaboul il y avait Téhéran (1979), Saïgon (1975) et La Havane (1959). Au lieu de taper sur le président actuel, tenu responsable d’une débâcle, ne devrait-on pas se déchainer contre ses prédécesseurs, meneurs d’une guerre ingagnable, destructrice de ressources et de vies, celles des plus démunis ? Est-ce un signe de force que d’avouer sa faiblesse ?
Le Parrain, 2e Partie, film sur le déclin et sur la perte des illusions, se révèle à travers la scène où Michael Corleone, joué par Al Pacino, se rend à La Havane, fin décembre 1958, pour sceller la participation de sa famille dans un groupe d’hôtels-casinos cofinancé par le régime Batista. Ses partenaires — d’autres mafieux ainsi que des industriels « légitimes » — se réjouissent de la perspective des flots d’argent qui devront couler de leur investissement, situé à quatre cents kilomètres de Miami. Que c’est agréable de réaliser des bénéfices dans un pays étranger, protégé du fisc américain, où le pouvoir, allié aux États-Unis, regarde d’un œil favorable des projets d’une utilité douteuse, où le capitalisme règne sans la moindre entrave.
Corleone, Sicilien dans l’âme, c’est-à-dire plus proche de Lampedusa que de Walt Disney, reste sceptique : doté d’une vision tragique, il sait qu’il n’y a qu’une mince frontière entre le succès et la chute, que la Mort guette même chez le marchand de primeurs du quartier. Assis à l’arrière de sa 1957 Mercury Montclair, accompagné par un associé, son chauffeur et son garde du corps, il remarque avec intérêt un contrôle militaire qui se déroule dans la rue à quelques pas de sa voiture. Un kamikaze, arrêté par l’armée, fait exploser une grenade, entraînant un soldat avec lui. Corleone racontera l’incident à ses partenaires, impressionné par la détermination des rebelles, leur volonté de périr pour leurs idéaux.
Les mauvaises herbes repoussent toujours
À l’époque c’était Batista, aujourd’hui c’est au tour de Hamid Karzai d’incarner le régime fantoche, impuissant et corrompu, voué au renversement. Doit-on s’étonner du triomphe des Talibans ? Ils étaient maîtres de 1996 à 2001, avant d’être chassés par les Américains, on n’attendait que le départ de ceux-ci pour que les mauvaises herbes repoussent : comme à Cuba, la capitale sans coup férir a été prise. L’argent d’Oncle Sam n’a jamais pu infléchir le cours de l’Histoire.
Que faire ? En France, on fustige les Yankees, on prétend que l’Europe payera le prix fort en accueillant des réfugiés, même si on dit que l’accueil sera limité. Comme si le « problème » se résumait à deux mille ou cinq mille exilés afghans, une petite goutte par rapport au nombre d’Africains, de Maghrébins et de Syriens frappant à la porte du Vieux Continent. On entend peu de reproches à l’égard des Chinois, des Russes et des Turcs, tous pressés d’établir des relations bilatérales avec les barbus islamistes.
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L’Amérique est-elle le plus ignoble des pays ? Qu’est-ce qui est pire : essayer — en vain — d’empêcher l’avance des barbares, ou collaborer avec ceux-ci après leur victoire ? La France, sous l’impulsion de François Hollande, a eu la lucidité de se retirer de Kaboul en 2014, sept ans avant l’Amérique. Pourquoi la « faute » serait-elle imputable aux seuls Yankees ? Comme le dit Eldridge Cleaver : « Si vous ne faites pas partie de la solution, vous faites partie du problème. » Aujourd’hui, la géopolitique ressemble au jeu des chaises musicales : quand la mélodie s’arrête, le dernier debout essuie le mépris. Il retourne ensuite à Washington, hué par les spectateurs, ses C-17 remplis des perdants sur lesquels il avait parié. Tandis qu’arrivent sur le même tarmac les émissaires des alliés du régime révolutionnaire : toutes des dictatures.
Les démocraties face aux idéaux des fanatiques
S’intéresse-t-on à cela, aux modalités de la coopération russo- ou sino-taliban ? On s’en fout des considérations économiques, des sales questions d’argent, pas assez médiatiques pour les caméras de BFMTV ou de CNews ! L’image d’un réfugié se jetant de la carlingue d’un avion vaut mille photos d’un mollah signant un pacte commercial.
Bien sûr, dans ce dernier chapitre d’un roman répétitif, les Américains se trompent depuis vingt ans. Auraient-ils dû prolonger le gaspillage ? Le complexe militaro-industriel a bien tiré ses épingles des jeux — la valeur boursière de Boeing, Raytheon, Lockheed Martin, General Dynamics et Northrop Grumman a été multipliée par dix depuis l’invasion — leurs PDG et actionnaires vont regretter le retrait. Qu’en est-il pour les GI et les Marines, issus des classes populaires, combattant par patriotisme ou par manque d’options professionnelles ? Que c’est facile pour les élites de prôner l’interventionnisme lorsque ce ne sont pas leurs enfants à risque, ceux-ci inscrits à MIT ou à Stanford ! En retirant ses troupes, Biden justifie sa cote auprès de la communauté noire outre-Atlantique.
C’est dire combien la chute de Kaboul met en relief la question douloureuse du statut contemporain de la démocratie : ce modèle occidental est-il exportable ? Kaboul fait peur parce qu’on voit à l’écran l’image de notre propre avenir. Si des groupes armés motivés par un idéal transcendant — communiste, religieux ou autre — peuvent s’emparer si facilement du pouvoir, quel est le pronostic chez nous ? La société capitaliste est-elle suffisamment fédératrice pour résister aux fanatiques ? Un iPhone attire-t-il autant qu’Allah ?
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