Journaliste et dialoguiste, Laurent Chalumeau est aussi romancier. D’ordinaire, il fraye du côté de la littérature noire. Mais avec son petit dernier, Vice, il prend le large. Et le moins que l’on puisse dire est que le résultat est concluant et prometteur…
C’est moins vrai depuis quelques années mais, en France, les amateurs de country ne sont pas nombreux à assumer leur intérêt pour cette musique originaire d’outre-Atlantique. C’est que, pour beaucoup de leurs congénères hexagonaux, comme l’indique d’ailleurs son nom originel (Hillbilly music, c’est-à-dire « musique de péquenots »), cette dernière est l’apanage des ploucs américains. Ceux qui portent un Stetson et des bottes de cowboys, crient « Yiiha ! » à tout bout de champ et s’écroulent ivres morts dans un abreuvoir à bestiaux en sortant du saloon. Ou alors ceux, plus contemporains, qui roulent en pick-up, agitent des drapeaux sudistes et revendiquent leur droit d’arborer une nuque rougie par le soleil, mais aussi celui de proférer les pires horreurs ou, encore, de posséder des fusils d’assaut « pour se défendre ». Dans ces conditions, difficile, c’est vrai, de clamer son amour pour la country. Et c’est bien dommage. Car la musique country est à des années lumières de ces clichés.
La musique country : une cathédrale et ses chapelles
Avec un étonnant et agréable « Que sais-je ? » (La country music, PUF, n°2134), le musicologue Gérard Hershaft avait depuis un bail révélé la richesse de ce syncrétisme musical, qui a vu le jour dans les Appalaches du XVIIIème siècle avant d’essaimer dans toute l’Amérique du Nord dès le XIXème et de partir à la conquête du monde dans la deuxième moitié du « court XXème siècle » (Eric J. Hobsbawm).
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Loin d’être monolithique, la country est en effet une cathédrale, faite de chapelles consacrées au Bluegrass de Bill Monroe, au Honky Tonk de Jimmy Rodgers ou, encore, au Outlaw de Willie Nelson – pour ne citer que celles-ci. Elle n’est plus, en outre, la chasse gardée des États-Unis, comme pouvait l’être l’Amérique du Sud, au temps de la « doctrine Monroe ». Le répertoire fourni des Cowboys fringants, groupe connu pour ses textes bien troussés mais aussi son engagement en faveur de l’indépendance du Québec, l’illustre parfaitement. L’existence, en France, depuis 2008, d’une publication telle que Country Music Mag ou l’organisation – hors période de Covid-19 bien sûr – de « festivals folk & country » témoignent par ailleurs d’un certain engouement français pour cette musique.
Mais s’il est une personne qui aura beaucoup fait ces derniers temps pour rendre à la country ses lettres de noblesse, c’est probablement Laurent Chalumeau avec son dernier roman, Vice. Dans les années 1980 et 1990, celui-ci fut critique au magazine Rock & Folk, dans lequel sévissent aujourd’hui les talentueuses plumes de Nicolas Ungemuth et Patrick Eudeline. Et, à lire ce qu’il écrivait à l’époque, il n’avait guère d’atomes crochus avec cette musique. Aussi, s’attendre à en découvrir un tel hommage dans Vice n’allait-il pas de soi. Comme quoi l’on peut s’attendre à tout avec un tel homme, y compris à tomber sur une atypique mais jouissive fusion du polar avec la comédie de mœurs (Bonus, Grasset, 2010).
L’art du clair-obscur
Dès les premières pages, Laurent Chalumeau, avec son style nerveux et reconnaissable entre tous, ne tourne pas autour du pot. Pour la soundtrack de son biopic dédié à la quarantenaire Esperanza Running-Wolf, il dépasse, et de loin, le Quentin Tarantino qui s’est naguère illustré par une propension à exhumer des hits country oubliés de tous – avec “Reservoir Dogs” notamment, grâce à une intrigue rythmée par le personnage du DJ K-Billy’s et son programme musical, le Super Sounds of the Seventies. Il a choisi son camp, le camarade Chalumeau. Mais attention, s’il délaisse le triptyque classique du rock (guitare électrique, guitare basse, batterie) au profit du banjo, de la steel-guitar, de l’harmonica et de la mandoline, ce n’est pas pour accréditer le préjugé selon lequel la country serait une musique par essence conservatrice, prisée des nostalgiques du temps d’avant la Guerre de Sécession ou des admirateurs du général Custer. Il entend au contraire lui rendre toute sa complexité.
Comment ? D’abord en rappelant par la bande, que « beaucoup d’Indiens sont venus à la country dans les années 70, encouragés par l’attitude des ‘hors-la-loi’ de l’époque », ce qui allait « des nattes rousses de Willie Nelson au mariage de Kristofferson avec une Cherokee, en passant par les déclarations de Waylon Jennings ou l’album de Johnny Cash consacré au génocide. » En suggérant ensuite que « la country, en fin de compte, c’est (…) l’horizon, les distances, la solitude, le grand air, le cœur brisé, la trahison », autrement dit les thèmes récurrents de la chanson française à texte, ou peu s’en faut. Et surtout, enfin, en ne niant jamais qu’elle est aussi écoutée et jouée par des brutes épaisses, des alcooliques et des têtes pleines d’eau, cumulant même parfois ces trois « qualités ». Bref, en dressant un singulier portrait en clair-obscur de cette musique.
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À ce propos, le clair-obscur, Laurent Chalumeau semble l’aimer. Les femmes et les hommes qu’il dépeint, dont les relations tumultueuses et complexes constituent la toile de fond de Vice, n’apparaissent en tout cas que pétris d’ombres et de lumières. C’est par exemple le cas de l’héroïne Esperanza, dont il nous narre à la fois les efforts pour vivre libre dans un monde qui la souhaiterait plus soumise aux hommes, en tout cas moins libérée, mais aussi les confondantes contradictions. C’est le cas, aussi, de chacun des mecs qu’elle consomme à la chaine, voire en même temps, et qui tous cachent bien leur jeu. Souvent pour le pire…
Ce goût que semble avoir Laurent Chalumeau pour le clair-obscur n’est pas ce qu’il y a de plus déplaisant chez lui, au contraire. C’est même ce qui permet d’affirmer que derrière le critique de Rock & Folk et l’auteur, pendant plusieurs années, de textes pour l’émission phare de Canal + (Nulle part ailleurs), se cachait non seulement un sacré romancier mais peut-être bien, aussi, pour peu qu’il nous gratifie encore de livres de l’acabit de Vice, un écrivain digne de ce nom. Et donc à suivre. Évidemment.
Laurent Chalumeau, Vice, Grasset, 2021.