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Comment Dicker a nargué les marquis de la critique


Comment Dicker a nargué les marquis de la critique

Joel Dicker prix goncourt

Le livre est un objet si banal… Il s’en publie des dizaines de milliers par an pour un nombre de lecteurs toujours plus réduit. En quelques jours, sur Amazon, à la rubrique « Occasions », le prix d’un livre est divisé par deux. Et très vite, devenu un vulgaire bouquin, il se donne pour 1 euro dans ces brocantes de quartier qui, aux quatre coins du pays, célèbrent la paupérisation des classes moyennes urbaines. Du coup, on finit par oublier qu’un livre peut aussi être un miracle, rescapé de ce qu’on imaginerait presque être un complot ourdi contre sa parution. C’est la fabuleuse histoire de Joël Dicker que nous voulons ici narrer. 

Soit un jeune homme suisse. Il a 27 ans alors qu’on lui en concède 19 : les mauvaises langues disent même que cette juvénilité est le vrai secret de son succès au Goncourt des lycéen(ne)s. Fermez les yeux, et oubliez un instant sa frimousse rétive au Gillette deux lames qu’il promène depuis trois mois de plateau de télé en studio de radio depuis la parution de son roman, qu’il a conduit comme une Maserati : La Vérité sur l’affaire Harry Quebert. Un succès phénoménal : 300 000 exemplaires en ce début décembre, largement devant le prix Goncourt 2012 et même le fameux Cinquante nuances de Grey, best-seller mondial vaguement cul sans chemise programmé à coups de millions de dollars. Un succès mérité pour quiconque se lance dans la lecture du livre : La Vérité sur l’affaire Harry Quebert n’est pas un livre, c’est une drogue, et de son puissant effet l’on ne ressort qu’avec une seule question : mais pourquoi donc la lecture d’un livre ne produit-elle pas toujours cela ?

Nous sommes en mai 2012. À ce moment, le jeune Joël Dicker est l’un de ces jeunes gommeux anonymes qui, par centaines, rêvent de devenir romanciers. Son métier, assistant parlementaire, lui laisse le loisir d’écrire, mais guère celui de rêver à un destin exceptionnel. Il a déjà publié un premier livre[1. Les Derniers Jours de nos pères, L’Âge d’Homme-Éditions de Fallois, janvier 2012, 332 pages, 19 euros.] que personne ou presque n’a lu, alors que, expérience faite, il le méritait. Cinq mois après cette première tentative, il a mis le point final à un gros manuscrit de 660 pages, soit deux ans de travail acharné. Dicker sait qu’il lui faut remonter à l’assaut du château fort éditorial flanqué de ses deux tours quasi imprenables par ceux qui n’ont pas été adoubés : l’éditeur, susceptible de croire suffisamment en son œuvre pour engager ses finances, et le bastion de la critique littéraire, sésame de la reconnaissance. Côté éditeur, le pavé va être cher à publier ; côté journalistes, il faudra convaincre les pisse-copie de lire un énorme ouvrage écrit par un inconnu, parmi des dizaines de romans de la rentrée littéraire, plus faciles à trimbaler dans le métro.[access capability= »lire_inedits »]

Il faut donc commencer par le commencement : contacter les éditeurs. Dicker le fait, consciencieusement, presque comme s’il en était à son coup d’essai. Il leur envoie son manuscrit accompagné d’une lettre précisant qu’il a déjà publié un premier livre, co-édité par l’Âge d’Homme, maison d’édition suisse, et par les éditions Bernard de Fallois. Joël Dicker n’en mène pas large : il a malheureusement perdu l’un de ses deux parrains éditoriaux. Éditeur non conformiste d’origine serbe, Vladimir Dimitrijevic refusait de payer la vignette d’autoroute suisse comme les péages français, qu’il jugeait exorbitants. Le 28 juin 2011, il meurt dans un accident d’automobile, en s’explosant contre un tracteur sur ces petites routes cantonales qui ne pardonnent pas une virgule d’inattention. L’autre éditeur, Bernard de Fallois, croit en Dicker, mais il a co-édité son premier livre avec un soupçon de pessimisme : l’intrigue en est bonne, mais il y manque un petit quelque chose. La librairie lui a donné raison.

Pour son deuxième roman, Dicker cherche donc un éditeur et s’adresse aux plus grandes maisons : Flammarion, Gallimard, Fayard, Grasset, Albin Michel, Actes Sud, Belfont et Robert Laffont. Les paquets partent de Genève au début du mois de mai. Dicker devra se contenter des lettres-types de refus, une tradition dans les maisons : mieux vaut une lettre faussement personnalisée que pas de réponse du tout, même si le destinataire devine aisément la marque d’une circulaire-type qui parvient à faire exactement l’inverse de l’objectif initial : ne pas vexer ou désespérer l’auteur putatif. « Monsieur, nous vous remercions d’avoir adressé votre manuscrit intitulé “Mon désespoir éditorial” à notre maison d’édition. Malheureusement, il ne saurait être retenu pour l’une de nos collections. Malgré tout l’intérêt que présente votre intrigue, il ne peut s’intégrer à notre politique éditoriale. Nous vous prions, cher Monsieur, d’agréer, etc. »

Mais quand ces courriers parviennent enfin dans la boîte aux lettres de Joël Dicker, il n’a aucune raison de se morfondre. Le sort de son livre est déjà entre les mains de celui qui devient, cette fois-ci pour de bon, son éditeur : Bernard de Fallois. Le manuscrit a levé son enthousiasme. À 86 ans, l’homme est le dernier dinosaure du monde de l’édition. On lui doit deux inédits de Marcel Proust, dont il est un infatigable prosélyte. Il a été l’éditeur de Georges Simenon, le découvreur de Françoise Chandernagor, celui qui a, contre l’avis de tous les caciques du groupe Hachette, imposé la réédition de l’œuvre de Jules Verne dont personne ne pensait qu’elle pouvait encore, dans les années 1970, intéresser les lycéens et leurs parents. En 1987, de Fallois a décidé de se mettre à son compte, comme si rester éditeur imposait de s’exiler de l’édition industrielle.

De Fallois s’emballe donc pour La Vérité à propos de l’affaire Harry Quebert. Le manuscrit de Dicker ne requiert que quelques menues corrections, des expressions idiomatiques suisses-romandes non exportables. De Fallois flaire le gros coup éditorial. Comme il est tard dans la saison, Dicker pense qu’il faut attendre janvier pour la publication : en juin 2012, au moment où ils discutent, les journalistes parisiens ont déjà réceptionné, par cartons pleins, tous les romans de la rentrée littéraire afin de leur permettre d’opérer le premier tri qui leur permettra de partir en vacances avec des valises lestées des livres qu’on leur dit indispensables. Imprimer le roman en août, comme le projette de Fallois, est donc une folie, mais ce dernier s’entête comme s’il était breton. Il n’est pas breton et le montre par cette phrase sibylline : « Je suis sûr que j’ai raison, confie-t-il aujourd’hui, mais j’aime mieux quand même vérifier que je ne me trompe pas. » Il « teste » donc le manuscrit auprès de quelques amis sûrs. Marc Fumaroli, qui lui a promis un avis sous quinze jours, le rappelle le surlendemain de la réception du Dicker : « J’en suis à la page 520, je n’arrive pas à faire autre chose. » Dominique Schnapper, qui lit peu de romans, lui fait part de son enthousiasme : « J’ai retrouvé le bonheur de mes lectures de jeunesse. » Pascal Thomas, et quelques autres encore, sont tout aussi « scotchés » par le livre.

Ces enthousiasmes galvanisent le vieux lion de l’édition. Il veut un tirage XXL, 20 000 exemplaires ! Il veut que des piles de ce gros pavé sautent aux yeux des clients en librairie en septembre. Dicker doit être partout ! Mais le vrai Dicker, lui, est catastrophé. Pourquoi son second livre, deux fois plus gros que le premier, pourrait-il marcher ? Il a peur du bouillon, et que son protecteur se prenne 19 000 « retours » dans les dents. De Fallois n’en a cure. Il présente Fumaroli, l’académicien passionné par l’art, à Dicker, et du dîner sort l’idée d’un tableau de Hopper pour illustrer la couverture. Ce sera donc 20 000 exemplaires, malgré les regards entendus et goguenards des représentants d’Hachette, habitués à tenir de Fallois pour un original.

Le livre, dont la parution est annoncée pour le début septembre, est envoyé aux journalistes à la mi-août. Les ventes décollent dès la première quinzaine de septembre, portées par le bouche à oreille. Certes, le duo Dicker-de Fallois bénéficie de « passeurs » prestigieux, Marc Fumaroli et Bernard Pivot en premier lieu. Certes, d’autres journalistes, comme Marie-Françoise Leclère du Point ou André Rollin, du Canard enchaîné, consentent à des critiques sympathiques. Surtout, le livre se hisse dans la première sélection du Goncourt, fin septembre : il ne peut plus être ignoré. Premier miracle, mi-octobre : au Salon de Francfort, trente éditeurs étrangers achètent les droits du Dicker. Second miracle : non seulement le livre trouve un large public, mais de Fallois, qui avait décidé de vendre sa maison à un grand éditeur et de prendre enfin tout à fait sa retraite, décide de jouer les prolongations. Il tient à accompagner le jeune auteur sous le label « Éditions de Fallois », pour tout ce qui l’attend. C’est que le livre vient d’obtenir, le 25 octobre, le Grand Prix de l’Académie française, qu’il figure sur la seconde liste du Goncourt et qu’il semble déjà tenir la corde pour le Goncourt des lycéens.

Le cœur du système germanopratin – LibérationLe MondeLes InrocksTélérama et Le Nouvel Obs – n’avait pas réagi. Quand le livre se met à trouver son public, il faut sonner la charge. Et là, mes amis, quel concours de fiel ! C’est à qui piétinera avec le plus de rage l’opus-surprise de la rentrée littéraire. Pour Nelly Kapriélian (Les Inrocks), l’ami Dicker n’est qu’un romancier et non un écrivain[2. Les Inrocks du 28 novembre 2012 : « La vérité sur l’affaire Joël Dicker ».] (!). Pour David Caviglioli, du Nouvel Observateur, l’obtention du Prix de l’Académie est un vrai scandale puisque le livre est un « nanard », « sous-écrit », « une puissante avalanche de clichés et de naïvetés romanesques ». Jusqu’à ce dossier spécial de « Grand Public », émission culturelle de France 2, diffusée le 6 décembre. Le générique en technicolor, façon fraise tagada, s’ouvre sur la « polémique de la semaine » : Joël Dicker est-il un plagiaire ? Avec un Arnaud Viviant déchaîné dans la robe du procureur. Ce Vichinsky de la critique littéraire, qui a son rond de serviette au « Masque et la Plume », l’émission de Jérôme Garcin (tiens, encore L’Obs), a repéré plusieurs « coïncidences troublantes » avec La Tache, le chef-d’œuvre de Philip Roth. Le personnage principal est un prof de fac, l’intrigue se déroule en Nouvelle-Angleterre, à Newak, « l’épicentre de l’œuvre de Roth », et dans les deux cas il est question d’un amour trouble entre deux personnes ayant deux générations d’écart. Conclusion de Vichinsky-Viviant : « Ce livre est une imposture. Dicker s’est greffé sur un livre qu’il adore. » La belle affaire ! L’année qui vient de s’écouler a vu fleurir le soupçon de plagiat − il faut dire que, après s’être fait rouler dans la farine en quelques occasions récentes, une certaine « critique » se croit désormais réduite à traquer le plagiaire. La hauteur de vue de Viviant arrange à sa sauce ce « crime » littéraire : Dicker aime Roth, il parsème son roman de clins d’œil à son œuvre, le voici donc plagiaire….

Ces palinodies de la critique nous ramènent pourtant aux tribulations de l’édition. Et s’il y avait une relation entre le fait que le roman de Dicker n’a intéressé aucun grand éditeur et le médiocre accueil de ladite critique ? Comme si, au fond, certains éditeurs ne percevaient plus leur métier qu’en fonction des desiderata qu’ils prêtent aux petits marquis de la critique ? Et si la critique ne supportait pas de voir démentis ses pronostics établis dès la mi-août, notamment dans le numéro exceptionnel des Inrocks titré « Rentrée littéraire » ? Pourquoi publier un Dicker si cela doit défriser cette chère Nelly Kapriélian ? Cela aurait une certaine logique. En réalité, cette cohérence reconstituée n’existe peut-être même pas. Dans les grandes maisons, le manuscrit de Dicker, arrivé par la Poste, a dû être réceptionné par un stagiaire mal réveillé qui, découragé par l’ampleur de la tâche, a opté pour un classement vertical après en avoir survolé dix lignes pour faire baisser de quelques centimètres la pile des manuscrits. À l’autre bout de la chaîne éditoriale française, les petits marquis brocardent ce qu’ils appellent, avec une moue digne de celle d’une ménagère (ou d’un ménager ?) placée devant un étal de poisson pas frais, un « page turner ». Le « page turner », ce livre ensorcelant qui happe par son histoire et fait crever d’envie d’en connaître l’issue, passe pour le mal en littérature : il serait synonyme de la facilité, dont se garde l’écrivain, a fortiori le grand écrivain, contrairement au romancier de gare. On attend toujours la définition de la « facilité » par Arnaud Viviant et quelques autres. Avec de tels amis, la littérature n’a plus besoin d’ennemis.[/access]

*Photo : Joël Dicker (bookaholicclub).

Janvier 2013 . N°55

Article extrait du Magazine Causeur



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Philippe Cohen est journaliste et essayiste, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Vendredi.

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