Entretien avec Firouzeh Nahavandy, spécialiste de l’Asie du Sud-Ouest et auteur de Afghanistan (Éditions Doboeck, 2019).
Causeur. Dans votre essai Afghanistan, vous pointiez déjà le risque de talibanisation du pays. Aujourd’hui nous y sommes. Pourquoi cela n’a-t-il pas été évité ?
D’abord, parce que Donald Trump a négocié avec les Talibans à Doha sur la concrétisation du retrait des Américains d’Afghanistan, ceci sans la présence du gouvernement officiel. Cela a propulsé les Talibans à une place qu’en tant qu’insurgés, ils n’auraient jamais dû avoir et a facilité leur propagande. Le fait que les Talibans ont notamment exigé qu’on libère 5000 prisonniers qui ont rejoint leurs rangs a posé le cadre de leur retour au pouvoir. De plus, les Talibans n’ont jamais cessé de vouloir reconquérir le pouvoir depuis 2001. Avec la légitimité que leur ont donné les Américains, il était prévisible qu’ils y reviennent. L’armée afghane avait beaucoup de problèmes, par exemple en termes de désertion des recrues ou de paiement des salaires. Des rapports attestent clairement qu’elle ne fonctionnait pas correctement. Je m’étonne donc que les Américains aient dit que l’armée était prête à reprendre le contrôle du pays. En outre, ni Ashraf Ghani, ni Hamid Karzai, son prédécesseur, n’ont vraiment réussi à contrôler l’ensemble du pays. Encore ces derniers mois, l’ordre et le contrôle n’existaient qu’à Kaboul. Cela a aussi facilité l’avancée des Talibans.
Vu d’ici, on a l’impression que la population n’a même pas cherché à résister.
En tous cas, une partie de la population n’a pas réellement résisté. Mais il faut bien voir que la répression des Talibans était très forte, qu’ils avaient la supériorité des armes face aux Afghans des campagnes qui étaient démunis. D’ailleurs, ni la police, ni les forces de sécurité officielles n’étaient vraiment efficaces. Dans les régions pachtounes, la population n’a pas résisté parce qu’elle n’avait pas bénéficié des retombées de la manne financière étrangère. Si cette partie de la population afghane n’en constitue pas la majorité, elle est quand même importante. Précisons aussi qu’elle n’a pas reçu d’instruction scolaire et n’a pas de revenus. Pour elle, il faut bien voir que le retour des Talibans est une manière de retrouver un ordre que les Afghans les plus traditionnels pensaient juste. Mais surtout, les Afghans en avaient marre de cette guerre qui dure depuis tellement longtemps, ils n’aspiraient qu’à la paix, et c’est ce que leur promettaient les Talibans.
À lire aussi : La démocratie a affaibli les démocrates d’Afghanistan
Toujours est-il que « 99 % des Afghans désirent l’instauration de la charia comme référence fondamentale », selon une étude du Pew Research Center. Dans quelle mesure la société civile afghane est-elle perméable à l’idéologie des Talibans ?
C’est un chiffre déconcertant. Mais il n’est pas si étonnant car il faut bien comprendre que depuis 40 ans tout l’ordre de l’Afghanistan et tous les efforts de modernisation ont été anéantis. L’invasion soviétique de 1979 est un moment clé, c’est à partir de là que sont nés les groupes combattants moudjahidines, qui brandissaient l’islam pour se légitimer. C’est aussi à ce moment-là que sont nés les djihadistes que nous subissons, entre autres, en Europe. Depuis 40 ans, les Afghans sont retournés au traditionalisme avec une seule bouée de sauvetage, l’islam. Et dans l’islam, il y a la charia. L’idéologie des Talibans est basée sur une lecture rigoriste, rétrograde, et très personnelle de l’islam mais elle brandit des valeurs d’égalité et de justice, des valeurs familiales et des valeurs de l’honneur. Ce sont des valeurs à l’intersection de l’islam et des coutumes pachtounes, l’un et l’autre s’imbriquent. En 1996, quand les Talibans sont arrivés pour la première fois, ils étaient donc considérés comme des libérateurs, des pacificateurs face à la guerre civile et aux exactions qui avaient lieu parce que les moudjahidines se battaient contre eux. Quand ils ont pris le pouvoir, beaucoup d’Afghans ont déchanté mais je pense que les Talibans seraient restés au pouvoir s’il n’y avait pas eu Ben Laden et les attentats du 11 septembre 2001. Car si le soutien des Talibans à Al-Qaïda est vrai en partie, il y a un élément qui me semble beaucoup plus important, c’est le fait que la valeur de l’hospitalité soit très forte chez les Pachtounes. Par rapport à cette valeur, c’était donc impossible de livrer Ben Laden.
Vous avez évoqué l’invasion soviétique de 1979. En quoi est-elle un moment clé dans la fin de la modernisation du pays ?
Parce que c’est à partir de ce moment que les efforts pour la modernisation du pays ont été balayés. En 1978, le sanglant coup d’État communiste de Mohammad Taraki a mis fin à la République d’Afghanistan qui était laïque et de type modernisatrice. Le Parti communiste, qui était déjà bien infiltré dans l’armée, a pris le pouvoir avec la bénédiction de l’URSS. Il a alors commencé des réformes à la soviétique telles qu’une réforme agraire, une réforme pour l’égalité entre les hommes et les femmes, ou encore, a tenté de chasser l’islam du pays. La population étant imprégnée d’islam et de valeurs traditionnelles, elle ne l’a pas du tout soutenu. D’autant plus que ces réformes étaient menées sans aucun état d’âme avec une forte répression. Au même moment, les soviétiques commençaient à investir pas mal en Afghanistan. Face au mécontentement grandissant de la population, face à la mise en danger de leur investissement mais surtout, face au fait que les nouveaux dirigeants communistes n’en faisaient qu’à leur tête, Léonid Brejnev a décidé d’intervenir en Afghanistan pour sécuriser ses intérêts. À cette époque, les Russes ne pensent pas qu’ils vont rester. Le régime communiste afghan ne tombe pas mais le pays commence à se désintégrer. Différents groupes de résistance tels que les moudjahidines se forment, ils se légitiment par l’islam car ils n’ont alors aucune autre légitimité. Tout cela peut expliquer le fait que quand les Talibans arrivent au pouvoir bien des années après, en 1996, ils apparaissent à la population plus en phase avec leurs valeurs que le régime communiste. D’ailleurs, l’émigration des Afghans a commencé avec le coup d’état communiste pour ne jamais cesser. Entre ce coup d’état et 2001, un tiers de la population afghane a fui le pays, principalement au Pakistan. C’est énorme.
À lire aussi : Bacha Bazi et Bachibouzouks
Dans la première moitié du XXème siècle, la reine Soraya et Bibi Alima, respectivement femme et sœur du roi Amanullah, apparaissaient sans voile. Aujourd’hui, on a vu des images de femmes en burqa fuyant l’arrivée des talibans. Comment en est-on arrivé là ?
Le roi Amanullah fut le grand réformateur afghan. C’est lui qui a prôné l’éducation des femmes, c’est lui qui a prôné le dévoilement des femmes. Son épouse et sa sœur, Siraj-ul-Banat, avaient fait des études et prônaient l’égalité homme femme. Il faut préciser qu’Amanullah Khan a été chassé du pouvoir en 1929, au bout de dix ans, car ses réformes posaient déjà des problèmes. Mais ce qui m’a toujours frappé dans l’histoire de l’Afghanistan, c’est qu’au début du XXème siècle, comme en Iran et comme en Turquie, il y a beaucoup de réformes qui vont dans le sens de la modernisation, et qui sont plutôt de type laïque. Et à la fin du XXème siècle, chacun pour différentes raisons, ces trois pays basculent dans l’islamisme. Les années 1920 ont été très représentatives – pour moi en tout cas – de ces tentatives de modernisation. De 1920 à la fin des années 1970, il y a eu une population dans les villes afghanes qui s’est modernisée. Les femmes ont obtenu le droit de vote en 1964. Les filles se promenaient si elles le souhaitaient avec des mini-jupes, il y avait même des concours de beauté. Il y a des images d’Afghanes qui participaient à des concours de beauté internationaux vêtues de bikini. Des femmes avaient des places importantes dans la société afghane. Les dernières années avant le coup d’état communiste, il y avait notamment une ambassadrice afghane à l’ONU. D’une façon générale, c’était un pays qui avait un islam modéré. Tous les voyageurs qui ont écrit sur l’Afghanistan au XIXème siècle en attestent, l’islam afghan n’était pas un islam rigide parce qu’il était teinté de soufisme et parce qu’il y avait eu beaucoup de contacts interreligieux en Afghanistan. À partir du coup d’état soviétique, l’islam a été brandi, avec le soutien des Américains, comme une arme anti-soviétique. S’ensuivent les moudjahidines puis les Talibans. Et voilà où nous en sommes aujourd’hui.
Aujourd’hui, 60 % des filles ne vont pas à l’école d’après l’UNICEF, 56 % des mariages concernent des filles de moins de 16 ans, les femmes qui cherchent à échapper à un conjoint violent sont arrêtées et poursuivies en justice pour « abandon de domicile ». Le statut de la femme afghane étant déjà chaotique, peut-il encore empirer avec l’arrivée des Talibans ?
Les Talibans sont en majorité des Pachtounes. Les Pachtounes sont traditionalistes, ce sont leurs valeurs qui ont prévalu car ils ont toujours eu le pouvoir. L’honneur, la protection de l’intimité de la famille, l’hospitalité, sont par exemple des valeurs fondamentales chez les Pachtounes. Le problème, c’est le fait que les valeurs pachtounes se mêlent facilement aux valeurs islamiques. Par exemple, les mariages pachtounes sont traditionnellement précoces. Comme l’islam permet le mariage des filles dès qu’elles sont pubères, cela ne contredit pas les valeurs des Pachtounes. Concrètement, il est probable que les femmes soient désormais obligées de voyager ou de circuler avec l’autorisation de leur mari ou de leur père. Pour leur part, les Talibans ont annoncé le retour total des femmes à la burqa. D’ailleurs, s’ils ont dit que les amputations pour les voleurs sont suspendues pour le moment, ils ont aussi précisé qu’elles peuvent revenir dès que l’ordre sera rétabli. Ce qui va revenir de façon certaine, c’est la ségrégation entre les sexes. Cela veut dire qu’à moins d’être mariés, les hommes et les femmes ne pourront pas se côtoyer. Cela va bouleverser la situation. Les talibans ont aussi annoncé que les filles pourront aller à l’école jusqu’à 12 ans mais qu’elles devront être complètement voilées. Reste à voir si la ségrégation des sexes s’appliquera aux universités et si les hommes et les femmes y étudieront dans des locaux séparés. Et si les femmes qui enseignent aux hommes seront gardées.
À lire aussi : La chute de Kaboul: dernier avertissement aux Occidentaux
Ahmad Massoud, le fils du commandant Massoud, a lancé un appel à la résistance dans le Journal du Dimanche. Que représente-t-il vraiment ?
C’est un Tadjik comme son père, et les Tadjiks sont en train de s’organiser dans la vallée du Pandjchir, une région du nord-est qui n’a jamais été vraiment soumise au Talibans. Il a été rejoint par l’ancien vice-président, Amrullah Saleh, qui revendique la présidence intérimaire de l’Afghanistan, parce que selon la loi, lorsque le président s’en va et n’a pas de remplaçant, le vice-président est en droit de diriger le pays de manière intérimaire. Est-ce que cela va donner quelque chose ? J’en doute mais en tous cas, il y a une résistance qui s’organise du côté des Tadjiks. Il y en a aussi une autre qui s’organise du côté des Hazaras, les Afghans chiites, qui craignent le pire de la part des Talibans, sunnites et totalement opposés aux chiites. Désormais, deux voies s’ouvrent donc à l’Afghanistan. Soit la guerre civile entre les groupes de résistants et les Talibans, soit la talibanisation. Ces deux voies sont catastrophiques pour le pays.
À lire aussi : Quand Mila adresse une lettre aux femmes occidentales