Fin 1963, la mère d’Albert Caraco s’éteint d’une hémoptysie. Ce mot barbare signifie qu’elle crachait du sang au stade terminal de son cancer du poumon. Un entremets mortel, dernier acte de son agonie que son nihiliste de fils décrit froidement dans Post Mortem, un cours récit réédité par L’Âge d’homme. L’écrivain Caraco a attendu la quarantaine pour devenir adulte, en perdant sa mère juive, avec qui il avait quitté sa Constantinople natale puis la France de 1939 pour l’Amérique Latine. Après avoir conjuré cette première épreuve existentielle, il ne lui faudra plus que la mort de son père pour s’accomplir pleinement et rencontrer la vacuité de l’existence dans un ultime hara-kiri.
Tel un funambule jonglant avec des torches au-dessus d’une ville incendiée, l’auteur-narrateur cultive son sens du tragique en anachorète cioranien: « Je me sens loin des hommes et des femmes, leur union me paraît assez ridicule et j’aime mieux la solitude que le mariage, et le néant que la paternité ».
Albert devenu grand s’acharne à appeler « Madame Mère » celle qu’il n’a jamais cessé de vouvoyer, moins en signe de déférence que par souci de distanciation, Caraco ne transigeant pas avec les vues médiocres d’une mère décidément humaine, trop humaine : « Madame Mère aimait la vie, non pas outre mesure, mais un peu plus que de raison, elle improuvait le suicide et l’idée de la mort elle la repoussait, elle osait même dire qu’il fallait vivre tout comme si l’on ne mourait jamais, aussi parait-elle assez désarmée et manqua-t-elle de grandeur, elle crut à ses médecins qui lui mentaient avec impertinence et les approches du néant ne l’avertirent point. Mon estime pour elle a baissé de moitié, ce ne fut qu’une pauvre femme, ses belles qualités se démentirent et j’en souffre, sa volonté de vivre et son espoir de guérison lui firent manquer son trépas ».
On atteint là le summum de la cruauté filiale, un sentiment dont les fils entremêlés confinent au sublime, tant son radical dégoût de l’humanité ignore les facilités de la misanthropie de salon. Soit dit en passant, son mépris des conventions rencontre l’anti-maternalisme de bien des féministes contemporaines lasses d’entendre le tic-tac de leur horloge biologique les ramener à leur nature de pondeuses : « quoi de plus atroce que notre idéal de la fécondité ? Nous abaissons la femme au rang d’un instrument impersonnel et nous la forçons à produire ceux que l’on immole et de nécessité ».
Faire usage de sentiments sans sentimentalisme, voilà le tour de force auquel parvient le moraliste Caraco, atteint dans sa chair par une agonie maternelle de près d’un an, durant laquelle il observe le cancer ronger l’esprit de son père en même temps que les poumons de sa mère. À la différence du futur veuf inconsolable, le fils prodigue épouse ce qu’il ne peut empêcher, se résigne à demeurer minuscule devant l’ineffable fin. Agité des spasmes de la maladie maternelle, il exècre le désolant spectacle de Madame mère s’éteignant à petit feu : « L’aimable femme méritait de mourir doucement et non de se défaire au milieu de ses médecins impuissants et glacés ».
Survient l’inévitable. La faucheuse, dans sa grande indécence, entraîne le lâche soulagement du père et du fils. Arrive le jour de la crémation, prétexte à l’une des plus belles pages de Post Mortem, où le voile blond du soleil libère les esprits endeuillés des Caraco à l’entrée de l’incinérateur. Pour Albert et son père, le deuil devient le moment du recouvrement, hermétique à toute morale, condamnant nos deux compères esseulés à opter pour l’abattement ou à la sagesse. Albert suit la seconde voie, convaincu que « nous devons enterrer nos morts ou devons les suivre, nous immoler sur leurs tombeaux ou nous en détourner sans verser une larme ».
Rester ad vitam, « le fils inconsolable d’une morte », tel est le stérile dessein que Caraco déjoue somptueusement. Pendant ses moments d’égarement, il cède à quelque lyrisme revenu du monde des morts : « Je suis la résurrection de celle qui n’est plus, mon œuvre l’arrache au néant, la voilà devenue ma fille, il ne subsiste en moi nulle tristesse » clame-t-il dans un accès de mysticisme impromptu.
Mais gare au contresens. Albert Caraco n’est pas Albert Cohen. Malgré leur commune condition d’orphelin, l’inapprivoisé Post Mortem brise le cristallin Livre de ma mère comme un fauve enragé surgi au milieu d’un service Baccarat. Ecrit sous forme de petits fragments d’humeur assassine, ce petit volume ne s’embarrasse pas de longueurs inutiles. Jusque dans son esthétique spartiate, Post Mortem reflète la fulgurance d’une pensée en apnée.
En refermant ce petit livre bleu si avare en épanchements superflus, nous viennent deux épitaphes en écho. Celui qu’Albert adresse à sa mère recluse outre-tombe : « Paix à la pauvre tourmentée ! Elle a beaucoup souffert et maintenant qu’elle est dissoute, elle repose enfin et d’un sommeil pour la première fois sans rêves ». Lui répond l’aphorisme de Post Mortem par lequel Caraco décrit sa vie inachevée mais déjà consumée : « Qui fait profession de se haïr rompt les attachements sensibles ». Sentence fatale et définitive, comme la corde tendue qui l’emporta un jour de septembre 1971…
Albert Caraco, Post Mortem (L’Âge d’homme)
*Photo : netzanette.
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