La restauration de ce monument emblématique de Paris est l’un des événements culturels majeurs de cette année 2021. Après un chantier exemplaire, il ouvre enfin ses portes au public. Une première depuis l’Ancien Régime ! Suivez le guide.
Un peu d’histoire
C’est d’abord un aménagement urbain audacieux. Une vision étonnante, une intuition géniale propre aux architectes du XVIIIe siècle français. Cette nouvelle place royale, voulue par Louis XV au début des années 1750, est édifiée entre le jardin des Tuileries et les Champs-Élysées, autrement dit, aux confins du Paris d’alors. Ange-Jacques Gabriel, premier architecte du roi, imagine une vaste esplanade ouverte, au sud, sur la Seine (le pont de la Concorde n’existe pas encore) et, au nord, sur deux grandes façades de part et d’autre de la rue Royale menant à la Madeleine. Aucun autre bâtiment ne doit encadrer la place qui est bordée de fossés plantés de gazon. C’est inédit, c’est un décor de théâtre, c’est un geste (dirait-on aujourd’hui) quasi abstrait au centre duquel trône la statue équestre du souverain (commencée par Bouchardon, achevée par Pigalle et détruite sous la Révolution).
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La majestueuse façade, côté nord-ouest, abrite, dès l’origine, des logements privés. Son pendant, côté nord-est, est propriété de l’État qui le fait spécialement aménager par Soufflot, en 1772, pour accueillir une administration des plus prestigieuses : le Garde-Meuble de la Couronne. L’ancêtre du Mobilier national entrepose, restaure et expose au public (tous les premiers mardis du mois, de Pâques à la Toussaint) tout ce qui compose les intérieurs des résidences royales : meubles, horloges, objets d’art, tapisseries, vaisselle, etc. L’activité incessante de ce premier musée des « Arts déco » et de ses ateliers se double d’une mission que l’on pourrait comparer à celle du ministère de la Culture. L’intendant du Garde-Meuble est un personnage important et son train de vie est fastueux. Ils ne seront que deux à habiter ces lieux, Pierre-Élisabeth de Fontanieu puis Thierry de Ville-d’Avray, mais chacun laissera son empreinte à travers des aménagements du plus haut raffinement.
En octobre 1789, Louis XVI est contraint de quitter Versailles pour s’installer avec sa famille au palais des Tuileries. Ils sont suivis par les ministres et, la France étant encore une puissance navale, celui de la Marine se doit d’être au plus près du roi. Le Garde-Meuble offre un emplacement géographique idéal et ce qu’il faut de prestige pour des amiraux. C’est pourquoi, malgré les changements de régime, de 1789 à 2015, le ministère de la Marine puis l’état-major de la Marine occuperont cet extraordinaire palais de la place de la Concorde. Deux cent vingt-six ans durant lesquels les monarchies de la Restauration, le Second Empire et toutes les républiques jusqu’à la Ve, y donneront de grandes réceptions. On y signera aussi l’abolition de l’esclavage en 1848, avant d’y élaborer sous-marins et codes nucléaires… Autant d’activités qui nécessitaient de laisser les portes closes.
Le départ
En 2015, l’état-major de la Marine quitte les salons dorés du 8e arrondissement pour rejoindre les autres corps de l’armée dans le bunker de Balard, face au périphérique. Le départ ne se fait pas dans la joie, mais les gradés rendent les clefs d’un monument parfaitement entretenu. C’est bien connu : « Un marin salue tout ce qui bouge et repeint tout ce qui ne bouge pas. » Depuis 1789, pas une petite cuillère entrée dans l’hôtel n’en était sortie. Ou presque. Des armes de parade – cadeaux diplomatiques – qui y étaient exposées avaient été volées par des révolutionnaires le 13 juillet 1789, et le 16 septembre 1792, c’était au tour des diamants de la Couronne d’être dérobés – la trace du fric-frac est toujours visible sur un volet. Il y a aussi ce buffet estampillé Riesener qui eut l’heur de plaire au président Giscard et qui fut embarqué à l’Élysée – il est depuis revenu. À part ça, l’hôtel de la Marine, du temps de la Marine, a été un conservatoire des Arts décoratifs français unique en son genre par ses proportions.
En 2011, l’annonce du départ des militaires a aiguisé l’appétit mercantile d’Alexandre Allard. Cet entrepreneur gourmand, qui avait déjà racheté l’hôtel Royal Monceau pour lui voler son âme, a alors de grands projets pour le palais de la Concorde : le transformer en hôtel et appartements de luxe avec boutiques, restaurants, salons pour « événementiel », salles des ventes… un blabla mâtiné de mécénat artistique pour faire bien et, pour faire mieux encore, parrainé par un ancien ministre de la Culture (certains se souviennent peut-être de Renaud Donnedieu de Vabres). Ce projet visionnaire, piloté par Jean Nouvel, architecte connu pour son sens de la dentelle, n’a finalement pas vu le jour. L’hôtel de la Marine est sauvé par le travail de la commission Giscard et par la personnalité de l’Ex, justement, qui a su convaincre Nicolas Sarkozy de la nécessité, pour ne pas dire de l’obligation pour un président de la République, de garder un tel monument dans le giron de l’État.
Une renaissance
Il a ensuite fallu trouver une nouvelle affectation pour cette maison de 12 000 m2. Le projet final semble aujourd’hui relever de l’évidence, mais il n’a pas été si simple d’arriver à un accord pour satisfaire tout le monde : un musée dans les salles « historiques » qui représentent un intérêt patrimonial évident, et des bureaux dans les hauts étages et les bâtiments sans charme qui se trouvent dans la seconde cour, soit la moitié de la superficie totale.
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L’hôtel de la Marine 2021 n’est pas un énième musée parisien, il est, d’une certaine façon, la renaissance du Garde-Meuble des années 1780. Preuve en est avec les œuvres déposées par le Mobilier national, les musées du Louvre, des Arts décoratifs et du château de Versailles, de la Manufacture de Sèvres, du ministère des Armées et, bien entendu, du musée de la Marine, actuellement en travaux au palais de Chaillot. À cela s’ajoutent les décors somptueux des appartements d’apparat XVIIIe et des salons de réception du XIXe siècle qui démontrent le savoir-faire insurpassable des artisans des temps passés : maîtrise ahurissante des menuisiers, à travers les boiseries des murs et les parquets polychromes ; des stucqueurs, avec leurs bas-reliefs en trumeaux ; des doreurs qui jouaient de la feuille d’or et des patines pour obtenir des nuances insoupçonnées ; des tailleurs de pierre, sculpteurs hors pair qui donnaient aux marbres des cheminées les formes les plus harmonieuses ; des orfèvres qui offraient aux bronzes et au laiton des huisseries une légèreté des plus délicates.
Non loin de ces grands décors, dans l’ancienne galerie des tapisseries, seront bientôt exposés mobiliers et œuvres d’art issus de la collection Al Thani, prince du Qatar et mécène désormais incontournable sur le sol français. On parle de « pièces d’exception de l’Antiquité à nos jours ». On les verra à l’automne, quand cet espace sera ouvert au public.
Un chantier du CMN
Le Centre des monuments nationaux a mené ici, durant quatre ans, une restauration exemplaire, aussi bien d’un point de vue patrimonial que financier. Sur les 132 millions d’euros qu’a coûté ce chantier, seuls 10 millions ont été donnés directement par l’État, le reste étant répartis entre emprunts bancaires, mécénat et redevances publicitaires (les fameuses publicités géantes sur les échafaudages !). « C’est l’anti-Versailles », selon la formule de Didier Rykner, directeur de la Tribune de l’Art, et reprise par tous. C’est vrai. Les décorateurs Joseph Achkar et Michel Charrière, grands spécialistes du XVIIIe siècle, ont saisi l’âme de ce monument et l’ont restituée, de sorte qu’on a l’impression d’entrer dans une maison de famille après une longue absence. Ici, nulle dorure clinquante, nulle banquette en velours capitonné ou abat-jour plissés… Tout est d’époque. Et ce qui ne l’est pas semble l’être, telles certaines soieries spécialement retissées et savamment patinées pour ne pas jurer avec les autres étoffes XVIIIe. Des papiers peints ont été réimprimés en suivant les techniques des Lumières et les couleurs d’origine des murs ont été retrouvées en sondant les nombreuses couches de peinture apposées par des générations de marins. Les pigments mis au jour ont ensuite été reproduits, comme on le fait pour une restauration de peinture de chevalet. Renaissent ainsi les couleurs vives et vibrantes que chérissait cette époque d’un certain art de vivre.
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L’admirable travail des restaurateurs nous offre aussi une belle découverte. Lorsque ces pièces étaient, il y a encore peu, des lieux de vie, une petite cuisine était aménagée dans un décrochement entre deux salons. Quand les parois en inox ont été déposées, on a trouvé – incroyablement bien préservées – des boiseries finement sculptées : c’était un boudoir oublié ! Ses proportions répondent aux volumes et au décor, ô combien délicat, du cabinet des glaces de Fontanieu, tout de miroirs peints.
Cette immersion dans un autre temps n’est cependant, et malheureusement, pas totale. Notre époque étant obligée de se pousser du col pour se sentir exister, le « contemporain » a forcé les portes de l’hôtel de la Marine. Malgré tant d’efforts et de talents conjugués pour lui restituer la noblesse de ses allures, on n’a pas pu laisser tranquille ce monument parfaitement pensé, achevé et verni par les ans. L’enfilade des salons Napoléon III, qui s’ouvre sur la Concorde, est ainsi coupée, obstruée par d’immenses bornes réfléchissantes. Pardon, il faut dire ici « miroirs dansants ». Comprendre des écrans géants rotatifs censés redonner « vie aux bals du XIXe siècle ». La « table des marins », qui occupe le centre de l’ancien bureau du chef d’état-major de la Marine, est en soi un bel objet truffé de nouvelles technologies pour visualiser des itinéraires maritimes historiques. Mais fallait-il la concevoir ainsi, et surtout la poser là ? L’obsession des architectes d’aujourd’hui étant aussi de couvrir les cours (il n’y a qu’à voir les projets de « réhabilitation » de l’île de la Cité), celle donnant rue Saint-Florentin se voit désormais chapeautée par un « diamant » ou un « cristal », une verrière dessinée par Hugh Dutton. Elle abrite en partie un nouvel axe traversant ouvert tous les jours aux piétons vers la rue Royale. Reconnaissons que cette innovation est une réussite.
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L’une des splendeurs retrouvées de l’hôtel de la Marine est aussi sa loggia, ce grand balcon à colonnes, qui a récupéré ses lanternes suspendues à de longues chaînes. Elles avaient disparu il y a si longtemps que, de mémoire d’homme, personne ne les connaissait. C’est depuis cette balustrade que l’on peut prendre toute la mesure de la plus belle place du monde. C’est une vue unique. D’un regard, on embrasse les siècles : l’Antiquité de l’obélisque de Louxor, le XVIIe des Tuileries, le XVIIIe de Gabriel, le XIXe des fontaines de Hittorff, le XXe du Grand Palais… Les événements qui s’y sont déroulés se bousculent : les guillotines de la Révolution, les barricades de la Commune, les manifestations de février 1934, la liesse d’août 1944, les défilés du 14-Juillet… Et, au loin, la tour Eiffel veille sur cette éternité.
Réservez votre visite sur : www.hotel-de-la-marine.paris
Ouvert tous les jours de 10 h 30 à 19 h, nocturne le vendredi jusqu’à 22 h.
Cour intérieure ouverte tous les jours de 9 h à 1 h du matin.
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