« En vérité, tout cela était dans le plus pur style russe : le héros invaincu au champ d’honneur termine finalement sa vie dans un monastère ou bien, en glissant sur un sol plat, il se fracasse le crâne contre un rocher. » Mitia Slezkine, le personnage du Zinziver de Slipentchouk, est à l’image des grands archétypes de la littérature russe, l’égal d’un Mychkine ou du Kovaliov du Nez. Il en est l’égal grotesque, et il le sait. Pour cet obscur poète du fin fond de la Sibérie, vivotant aux crochets de la société cultivée locale, l’aventure commence quand Rozotchka, avec qui il filait le parfait amour bohème, le quitte, comme sont quittés par leurs femmes tous les misérables écrivaillons de la terre persuadés qu’on peut vivre d’eau fraîche et de vers géniaux. Mais que l’on soit sous Alexandre III ou, comme dans ce roman, à la fin de la « perestroïka », c’est un point de vue que ne partage aucune femme. Et Mitia, s’il l’apprend à ses dépens dans ce livre lourd d’un comique à la Falstaff, se révèle surtout comme la figure paroxystique d’une période qui ne l’est pas moins. Pas moins comique et pas moins paroxystique.[access capability= »lire_inedits »] Autour de Mitia se délite un empire de mille ans, celui des tsars, de Lénine et de Staline, tandis que la médiocrité soviétique (que s’apprête à remplacer un spécimen de la plus clinquante médiocrité libérale) devient la scène idéale où déployer cette tragi-comédie provinciale qui se rêve éternellement comme le centre du monde et qu’on appelle la Russie.
Victor Slipentchouk, né en 1941 en URSS, a la morgue d’un Stendhal et le CV d’un London (il fut pêle-mêle marin, ouvrier, technicien dans un zoo, pisciculteur, journaliste, etc…). C’est dire si cet homme aux cents métiers parvient à rendre universelle l’époque de la chute de l’URSS. Son roman ébranle les rouages d’une époque (celle de la perestroïka) aujourd’hui figée dans les livres d’Histoire et, partant, parvient à rendre lisible l’iconostase contemporaine de la politique russe. Ni nostalgique ni satisfait, l’auteur réalise le rêve secret de tout romancier : allégoriser un moment précis.
Grâce à la patience et au travail acharné de l’immense Dimitrijevic, récemment disparu, des éditions de L’Âge d’Homme, et de l’éminent traducteur Gérard Conio, les Français font enfin la connaissance de Mitia Slezkine. Nul doute que ce personnage ne finisse par s’imposer chez nous comme le Frédéric Moreau des années 1990 du bloc de l’Est.[/access]
Zinziver, de Victor Slipentchouk, traduction de Gérard Conio (L’Âge d’Homme), 461 p., 23 euros.
*Photo : locis/ wikipedia russe.
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