Marie-Jo Pérec, une dystopie glaçante digne de Zamiatine, et Harvey Weinstein : trois romans pour un été de lecture hors des sentiers battus.
Roxanne Vidal est une dirigeante de haut niveau du groupe horloger suisse Alpha, sponsor officiel des JO qui doivent se tenir en 2024 à Paris. Elle est aussi la maîtresse du grand patron, Dick Mazak. Impitoyable, cynique, elle a pour projet de faire de Marie-Jo Pérec l’égérie de la marque au moment des Jeux. Elle sait parfaitement comment évoluer dans une époque dont elle a compris les rapports de forces entre les grandes entreprises privées et un monde politique qui n’a plus que les apparences du pouvoir. Exemple de sa façon de négocier avec la Mairie de Paris : « Il était de notoriété publique que le CIO avait ruiné Londres et l’Angleterre dans le non-sens du Brexit, accablé Tokyo de dettes et renforcé la menace chinoise, et pourtant, un an avant de se faire gang-banguer à son tour, Paris semblait découvrir l’ampleur de l’escroquerie. À écouter ce bobo grisonnant me parler d’écologie, de transports publics, de joie de vivre, j’avais l’impression d’entendre bêler la chèvre de Monsieur Seguin juste avant de se faire dépecer par les loups. » Elle parle comme ça, Roxane Vidal, cash, comme on dit. Elle sait aussi pourquoi les puissants de ce monde aiment les belles montres à la folie. C’est qu’elles leur rappellent qu’ils sont les maîtres du temps.
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Mais il existe une autre Roxane Vidal qui, dans sa recherche de Marie-Jo Pérec, laisse revenir un passé compliqué et douloureux où il est question d’une mère odieuse, d’un père musicien qui n’est pas son père biologique et d’un professeur de gym qui la violait régulièrement dans les vestiaires de son internat sous un poster… de Marie Jo-Pérec. Pour compliquer le tout, Roxane commence à se demander si la Marie-Jo qu’elle a retrouvée pour tourner le clip promotionnel des JO est bien la championne olympique qui a disparu des écrans radars à Sydney en 2000 et non un sosie. Il n’est pas impossible que la solution soit à chercher du côté d’une étrange utopie qui s’est installée dans un stade voisin de l’internat où autrefois Roxane a été abusée. Là, des anciens athlètes, mais aussi tous ceux qui le désirent, vivent en autosuffisance et pratiquent le sport sans souci de la performance.
Avec Olympia, et Pérec (Marie-Jo), Pierre-Henry Bizon s’est sans doute souvenu de W ou le Souvenir d’enfance de Perec (Georges) qui imaginait lui aussi une utopie fondée sur l’olympisme pour la conjuguer à une enfance traumatisée. Ce qui est certain, c’est qu’il a réussi un roman aux multiples entrées, à la fois brutal et poétique, sur la tyrannie généralisée de la compétition qui trouve son acmé symbolique dans les JO, ainsi que sur une femme qui accomplit une révolution intime en même temps qu’elle va changer le monde. Original et passionnant.
Paul-Henry Bizon, Olympia, Gallimard, 2021.
Un bonheur insoutenable
Parmi les dystopies prophétiques, à côté du Meilleur des mondes de Huxley et de 1984 d’Orwell, on a trop souvent tendance à oublier Nous autres de Zamiatine (1923), victime de la censure stalinienne. Placé sous le signe de la transparence à prendre au sens propre puisque les citoyens, réduits à des matricules, vivent dans des immeubles de verre où tout le monde surveille tout le monde, Nous autres décrivait un cauchemar panoptique. Sauter des gratte-ciel, un roman glaçant de Julia von Lucadou, une autrice suisse allemande, s’inscrit dans la lignée de Zamiatine. Elle nous projette dans une Ville sans nom, entièrement privatisée, où la vidéosurveillance alliée à une multitude d’applications informatiques permet un quadrillage parfait des corps et des esprits. La narratrice, Hitomi, employée par un organisme d’analyse comportementale, est elle-même soumise à la pression de la réussite, sous peine de se retrouver déclassée, de perdre son minuscule appartement et d’être renvoyée dans les Périphéries, au milieu des exclus du bien-être obligatoire.
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Sa mission est délicate. La Ville se passionne en effet pour des sportifs d’un nouveau genre. Il s’agit de jeunes gens qui, dans des combinaisons spéciales, se jettent du haut des tours pour voler, mimer la chute et se rattraper, mais pas toujours, au dernier moment. Parmi eux, il y a Riva, une jeune femme célébrée par des millions de likes dont on s’arrache les sextapes officielles. Mais voilà qu’elle ne veut plus sauter ou plutôt qu’elle s’abîme dans une manière de dépression. Hitomi va l’espionner ainsi que son compagnon, Aston, un photographe. L’espionner n’est d’ailleurs pas le mot juste tant l’intimité est devenue une notion obsolète dans ce monde-là.
Servi par une écriture fluide, aussi transparente que ce cauchemar climatisé et par des néologismes inventifs et évocateurs, Sauter des gratte-ciel souligne et prolonge ce qui est déjà en germe aujourd’hui : une société où il est possible, sans même avoir besoin d’une police, de contrôler une population en la laissant se ficher elle-même sur les réseaux sociaux, où les données que nous laissons un peu partout permettent de tout savoir de nous, y compris ce que nous préférerions ignorer: « Vous voulez cesser de nous être un fardeau, et nous voulons que vous viviez vos derniers jours en vous sentant légers et détendus ? Nos sponsors font tout ce qui est en leur pouvoir pour faciliter vos adieux. » À bon entendeur, salut.
Julia von Lucadou, Sauter des gratte-ciel (trad. de l’allemand Stéphanie Lux), Actes Sud, 2021.
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Monstrueusement humain
Emma Cline est devenue, à un peu plus de 30 ans, une des grandes voix de la littérature américaine. On comprend pourquoi à la lecture d’Harvey, un court roman ou une longue nouvelle, consacrée à Harvey Weinstein qu’on ne présente plus. Emma Cline a pris un double risque en peignant les journées de Weinstein qui attend son verdict dans une villa somptueuse qu’on lui a prêtée sur la côte est : la caricature ou l’empathie.
Elle évite les deux. Elle nous décrit un homme complexe et pitoyable, en pleine addiction aux sucreries, sincèrement amoureux du cinéma, se mentant à lui-même entre deux coups de téléphone à ses avocats ou à ses médecins. Obèse, prématurément vieilli, il continue à ébaucher des projets grandioses comme une adaptation de Bruits de fond de Don DeLillo, dont il s’aperçoit qu’il est le voisin.
Emma Cline, qui n’est jamais dans le jugement ou dans le surplomb, a sans doute, à travers la fiction, donné la meilleure clef pour comprendre exactement comment fonctionne un monstre si terriblement humain. Un petit chef-d’œuvre de littérature.
Emma Cline, Harvey (trad. de l’américain Jean Esch), « Quai Voltaire », La Table ronde, 2021.
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