Patrick Buisson chronique la fin d’un monde dont la cohérence a assuré la stabilité de notre société pendant des siècles. Un déclin entamé vers 1960 avec l’agonie de la paysannerie, la déchristianisation massive, le bouleversement des mentalités face au nouveau dieu de la consommation… Un texte brillant sur cette débandade collective qui, de césures en fractures, fabrique un nouveau type d’humanité.
Il y a toujours eu un « monde d’hier » dont on peut déplorer la fin par nostalgie de ce qui fut, et qui n’est plus. C’est une fissure d’un autre ordre qu’observa déjà durant la dernière guerre Stephan Zweig, jetant un regard mélancolique sur la culture européenne qu’il voyait se fissurer (Le Monde d’hier, 1943). La lézarde est depuis lors devenue fracture, et ce sont désormais les types humains et les modes de vie façonnés par deux mille ans de civilisation chrétienne qui sont selon Patrick Buisson en voie de disparition. Il ne s’agirait plus seulement de déclin, pour partie imputable à l’usure du temps, mais d’un « véritable génocide ethnoculturel » détruisant en tout premier lieu le monde rural dans lequel s’enracinait le catholicisme français.
Rédigé de main de maître, ce « grand récit » qu’est La Fin d’un monde a été conçu par l’auteur comme un mémorial, et se veut la chronique fidèle d’une débandade collective et d’une « panne de sens » probablement irréparables. Si les faits rapportés semblent la plupart du temps parler d’eux-mêmes, c’est que le livre, édifié avec la rigueur et la ferveur d’un bâtisseur de cathédrale, leur permet de retentir dans toute leur gravité.
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Ces faits sont en eux-mêmes connus : agonie de la paysannerie, sécularisation touchant le cœur de l’Église catholique depuis Vatican II, déchristianisation fragilisant le tissu social des pays de culture chrétienne et entraînant un bouleversement total des mentalités et des mœurs, orchestré et encouragé par la société marchande : jouir, consommer et s’extasier d’un vide existentiel considéré comme un gage de liberté ! La force de cette enquête, menée sur une courte période (1960-1975) et remarquablement documentée, tient donc moins à ce qu’elle révèle qu’à la rigueur des analyses, à la sûreté d’un style, dont le brio exclut l’excès, et à la nature des documents rassemblés pour cette mise en lumière, crue autant que cruelle jusque dans sa sobriété même. La parole est souvent donnée aux « petites gens » et aucun témoignage n’est négligé qui puisse faire retentir la vox populi, méprisée par les intellectuels petits-bourgeois qui s’emploient à la rendre inaudible. Alors que l’autorité des corps constitués partout s’effrite, la parole et la piété du peuple semblent encore en mesure de rebâtir une sorte de « corps » mystique et christique qui inscrit l’auteur dans le sillage de Charles Péguy, de Simone Weil et de Maurice Clavel. Une manière en somme de redonner ses lettres de noblesse au « populisme » tant décrié aujourd’hui, tout en reconstituant avec précision la scène du crime : « Cette culture de la mort de Dieu dont les métastases n’avaient cessé de s’étendre depuis l’époque des Lumières. »
Il est donc clair que la « fin » dont il est question au fil de cette épopée aussi tragique que pitoyable est celle de « la vieille civilisation chrétienne » et, plus largement, du monde « traditionnel » dont la cohérence assura durant des siècles la stabilité et la continuité. Conservateur, Buisson l’est incontestablement, au sens où saint Augustin voyait dans la pérennité de l’Église la « preuve » de son origine divine et de sa légitimité spirituelle. Au sens aussi où la « liquidation du monde ancien » a entraîné quantité de « dérégulations massives » auxquelles la postmodernité n’est pas capable d’apporter les corrections nécessaires qui redoreraient du même coup le blason de la modernité qui les a provoquées. Patrick Buisson excelle à parler de l’ancien monde de haut en bas « patriarcal » et dont le démantèlement, rendu possible par « l’anthropotechnie de la modernité », est en train de produire une mutation anthropologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité : révolution hédoniste et déni de la mort, meurtre du Père et recomposition de la famille, féminisme radical, « culture jeune » envahissante, recodage de la foi « dans un langage accessible au monde moderne », etc. De césures en fractures, c’est vers un autre type d’humanité que l’on s’achemine et l’enquête, censée éclairer la crise actuelle à la lumière d’un passé somme toute récent, ne laisse guère espérer un ressaisissement ni le dépassement du clivage entre conservatisme et modernité. Ne serait-ce donc là de la part de l’auteur qu’un dernier baroud d’honneur ?
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On pourrait en tout cas lui reprocher d’idéaliser la « société de transmission-assignation » issue de la culture traditionnelle, dont il passe sous silence les pesanteurs et les noirceurs pour n’en retenir que la stabilité, et la fidélité à ce qui donna jadis du sens à la vie humaine. Lui objecter aussi que la tradition chrétienne n’aurait pu perdurer deux mille ans si elle n’avait fait que conserver le dépôt sacré et ne l’avait aussi périodiquement rénové, sans pour autant concéder à l’idéologie moderniste glorifiant quant à elle l’innovation permanente. Tout n’est sans doute pas non plus à rejeter dans le besoin d’un rapport plus personnel qu’institutionnel au divin, et un « retour » ponctuel aux sources primitives de la tradition chrétienne n’a pas fait que « délégitimer l’ancien au nom du plus ancien » ni n’a nécessairement conduit à nourrir les hérésies qui eurent d’ailleurs parfois quelque chose à dire qu’on pourrait avec profit réentendre aujourd’hui. N’est-ce pas plutôt ce secret de longévité, de stabilité nourrie de confiance restauratrice, que les sociétés occidentales de culture chrétienne devraient tenter de retrouver au lieu de laisser la consommation avilir les cœurs et la télévision remodeler les mentalités ?
Saurait-on par ailleurs réduire la parole des femmes aux vociférations hystériques de quelques excitées et ignorer qu’un nouvel équilibre entre les sexes pourrait être trouvé qui ne viriliserait pas les unes ni n’émasculerait les autres ? De Dieu au père de famille, le patriarcat qui régna en maître durant des siècles pourrait bien n’avoir été que la face visible, à la fois protectrice et coercitive, d’un besoin de continuité et « d’inscription dans un temps extra-individuel » dont rien ne permet d’affirmer qu’il n’est pas en son essence tout aussi féminin que masculin. S’il devait être néanmoins avéré que les hommes et les femmes de bonne volonté ne parviendront pas à inverser le cours des choses ou même à replâtrer l’ancien monde, du moins pourraient-ils tenter d’en transplanter les Pénates comme le fit jadis Énée, qui n’aurait pas fondé Rome s’il en était venu à penser qu’« en histoire comme dans la vie des civilisations, la vérité est dite par les ruines ».
Patrick Buisson, La Fin d’un monde, Paris, Albin Michel, 2021, 523 p.
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