Vendredi 16 juillet, Eric Dupond-Moretti a été mis en examen par la Cour de justice de la République pour prise illégale d’intérêts. Jean Castex et Emmanuel Macron le soutiennent. Philippe Bilger s’en indigne dans cette tribune.
Depuis la très longue perquisition, le 2 juillet, au ministère de la Justice, à l’initiative de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR), jusqu’à la mise en examen du garde des Sceaux le 16 juillet du chef de prise illégale d’intérêts, je me suis gardé d’écrire le moindre billet.
Éric Dupond-Moretti présumé innocent
Je reviens maintenant dans le débat en rappelant cette évidence que le ministre est présumé innocent et en affirmant ma conviction que jamais le président de la République – il l’a laissé filtrer – n’abandonnera Eric Dupond-Moretti. D’ailleurs le Premier ministre, toutes affaires cessantes le 16, lui a « renouvelé toute sa confiance » sur un mode précipité. Contrairement donc à la jurisprudence Balladur et à celle confirmée par Edouard Philippe en 2017.
À suivre le fil de cette dernière semaine, cette mise en examen annoncée était rien moins que certaine, tant les tentatives ont été multipliées – à commencer de la part du garde des Sceaux lui-même ou par l’entremise de ses avocats – pour fragiliser, voire saboter la procédure de la commission d’instruction, déstabiliser et affaiblir la CJR et invoquer, si le pire survenait pour lui, qu’il pourrait rester parfaitement à son poste. On aura pu constater que cette offensive contre la magistrature a été menée dans un étrange consensus, parce qu’elle aurait d’emblée mal accueilli un avocat prestigieux, qui par ailleurs n’avait jamais cessé de la dénigrer. Il aurait fallu que masochiste elle applaudît ! Comme si c’était Anticor et les syndicats de magistrats qui étaient coupables d’user de l’Etat de droit contre un ministre qui se voyait reprocher sa violation.
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Deux députés LREM et LR (suppléant, avocat) démissionnaient scandaleusement de la CJR en fantasmant sur la malfaisance de la magistrature à laquelle ils prêtaient des menées subversives et le désir de réduire le garde des Sceaux « à l’impuissance ». Le président du Sénat, d’habitude mieux inspiré, s’en prenait aux magistrats en leur rappelant ce qu’ils n’ignoraient pas : « C’est le président de la République qui décide qui sont ses ministres, pas les magistrats ». Il faudra aussi remercier Stéphane Séjourné, à l’Élysée, pour avoir bien voulu communiquer au corps judiciaire cette information capitale et bouleversante d’originalité ! Un avocat et professeur de droit public réapparaissait pour faire la leçon sur le fait « qu’il était urgent de restituer à la démission sa vraie nature… en conscience, au cas par cas, en prenant en compte la gravité des faits ». Clairement, elle n’était pas pour Eric Dupond-Moretti ! Stanislas Guerini ne voulait pas être en reste et prévenait « que ce serait un jeu dangereux que de plier face à l’agenda judiciaire ». À ce grégarisme de mauvais aloi s’ajoutait Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, remarquable juriste, si lucide et souvent à contre-courant, qui en l’occurrence ciblait la magistrature pour son absence d’impartialité en oubliant que ce n’était pas chez elle qu’elle avait fait défaut.
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La démocratie était renversée qui constituait un front en faveur du ministre soupçonné, contre ceux qui avaient eu le front de l’incriminer juridiquement. Lamentable République qui exonère par avance la puissance régalienne pour concentrer ses griefs sur les soutiers qui ont osé s’en prendre à elle ! On aboutit à ce paradoxe depuis quelque temps que la magistrature est plus détestée par les politiques de tous bords que les transgressions auxquelles ceux-ci peuvent se livrer et sur lesquelles elle a à instruire. L’exemple le plus caricatural de ce détournement d’indignation est le fait d’Eric Ciotti qui, saisi par une surprenante complaisance voit le « problème démocratique » dans l’existence de cette procédure et non pas dans la mise en examen du ministre et son maintien même pas questionné.
Emmanuel Macron vraiment coupable
Eric Dupond-Moretti présumé innocent, soit, mais le président de la République est, lui, vraiment coupable.
Je me demande dans quel monde nous vivons, avec quel peuple et sous quel régime pour qu’une telle absurdité politique ait pu voir le jour : nommer garde des Sceaux un avocat ayant tout au long stigmatisé la magistrature. Offrir un tel honneur à une personnalité aussi apte à diriger cette administration que Jean-Luc Mélenchon ou Eric Piolle, à gauche, pour être à la tête du ministère de l’Intérieur ou, pire, que Bigard pour être chargé du ministère de la Santé, a relevé d’un pari suicidaire, forcément et vite perdu.
Ainsi, parce que Brigitte Macron a apprécié Eric Dupond-Moretti au théâtre et qu’elle a suggéré son nom à son époux président, le tour est joué, la justice n’est plus à conquérir, on en fait cadeau avec une totale désinvolture démocratique, avec une indifférence absolue à l’égard des retombées préjudiciables à l’institution judiciaire, à la crédibilité de celle-ci, à l’État de droit et à la structure du gouvernement. Et des inévitables oppositions surgies aussitôt. Cette autarcie royale me choque qui, contrairement à la nomination des ministres d’ouverture de Nicolas Sarkozy en 2007, n’avait pas la moindre légitimité ni utilité dans son choix discrétionnaire. Il s’est agi là d’un coup d’éclat justifié exclusivement par l’éclat du coup : provoquer, faire du bruit, montrer à quel point un président est au-dessus de toute mesure : il a même le droit de nommer qui hait la corporation dont il va avoir la charge.
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Derrière cette pantalonnade élyséenne, il y a, inscrit, le mépris du président à l’égard de la magistrature. Il y aurait quelque chose de Nicolas Sarkozy mais là où ce dernier était franc, direct, ostentatoire, réactif et sans filtre, Emmanuel Macron est apparemment plus élégant, plus feutré, plus sournois, plus subtil, sa distance est moins marquée et sa condescendance est plus giscardienne que sarkozyste : en conseil des ministres, il a déclaré : « La justice est une autorité, pas un pouvoir. Je ne laisserai pas la justice devenir un pouvoir ». Quelle meilleure arme pour cela que de nommer, à la tête de cette autorité, un pouvoir ministériel qui ne l’a jamais portée en haute estime mais quelle piètre considération pour sa mission constitutionnelle de garant de l’indépendance judiciaire !
On a compris depuis longtemps – l’échec éclatant de l’équipée ministérielle l’a encore démontré surabondamment lors des élections régionales dans les Hauts-de-France – que l’activité politique était la seule jamais pénalisée pour des accidents de travail et de graves fautes professionnelles mais, pour ma part, je ne m’attarderai pas sur le ministre mais sur le président. Je n’en veux pas au premier mais au second, non pas au serviteur mais à son maître.
Comment ce dernier pourrait-il tirer les conséquences politiques et judiciaires de cette mise en examen puisque le faire serait se blâmer lui-même ?
Emmanuel Macron se lave les mains de son choix calamiteux : ce sont la Justice et la France qui vont payer la note en étant forcément projetées dans une période de tension, de trouble, d’illégitimité et d’antagonisme institutionnel unique dans notre Histoire.