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Monte Hellman ou le droit chemin

Christophe Despaux nous propose une série de six films à revoir pour l’été (1/6)


Monte Hellman ou le droit chemin
Laurie Bird et James Taylor dans "Macadam à deux voies" (1971) de Monte Hellman © RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage : 51414898_000008

Récemment disparu, Monte Hellman réalisa en 1971 le plus mystérieux des road movies, « Macadam à deux voies »


Le réalisateur Richard Linklater a un jour dénombré seize raisons pour lesquelles il fallait absolument voir « Macadam à deux voies » de Monte Hellman, mais peut-être n’y en a-t-il au fond qu’une seule recouvrant toutes les autres, la nature profondément existentielle du film. L’idée de Two-lane blacktop – son titre original – en dépasse la réalisation. Elle fait que vous y repensez plus tard, qu’il vous habite de son silence. Elle fait que « Macadam à deux voies » est à la fois un grand film et un film culte, ou plutôt qu’il a d’abord été un film culte, passé son prévisible échec en salles, avant de devenir à l’usage un grand film, une borne marquant des territoires si peu explorés qu’on pourrait les exprimer par une équation impliquant des variables – Antonioni, Beckett – et une inconnue, le film. 

Deux hommes, partenaires plutôt qu’amis, vivotent de courses automobiles officielles ou clandestines. Ils croisent une autostoppeuse qui s’impose à eux. Ils croisent un homme plus âgé, matamore et mythomane. Ils le défient : qui arrivera le premier à Washington D.C ? Puis tout se délite, la course se perd. L’autostoppeuse quitte les deux hommes. La course infinie continue, mais elle n’a plus de sens (en a-t-elle jamais eu ?) Le film s’arrête quand la pellicule prend feu à l’écran.

Embrasement de l’image

La course est la vie. La pellicule est la route. On a beaucoup glosé sur le final, l’embrasement de l’image qui révèle sa nature et éjecte le spectateur du simulacre, mais le générique de début, pré-lynchien, est peut-être plus beau encore, déroulant les crédits sur l’asphalte nocturne vu de haut, laissant glisser sur le bord gauche une double barre jaune de marquage au sol qui disparaît un instant avant de retourner dans le cadre. 

Une métaphore du montage qui fait déjà rimer route, métrage et la bande-passante de l’autoradio qu’on entend en fond ainsi qu’un ronronnement, celui du moteur, bref tout ce qui se déroule avec plus ou moins de but.
« Macadam à deux voies » porte sa conscience de film, là où ses personnages semblent dénués de toute conscience d’eux-mêmes, de simples corps agissants. Ils sont quatre, trois définis par leur fonction, un par son état. Le Conducteur, le Mécanicien, la Fille. Le quatrième – G.T.O, d’après le modèle de sa voiture – est le seul acteur du lot, et Warren Oates offre une composition tellement extraordinaire qu’on ne lui trouve qu’un seul équivalent, le personnage de solitaire rejetée de tous que jouera Shelley Duvall dans Trois femmes de Robert Altman. Les autres brillent par leur naturel (Laurie Bird et Dennis Wilson, batteur des Beach Boys) ou leur opacité (James Taylor, autre rock-star). Celui-ci, le Conducteur, impressionne par son absence à lui-même ; il semble toujours regarder dans un rétroviseur invisible, même quand il ne conduit pas. 

Un road movie beckettien et profondément américain

Mais il n’y a pas de passé dans « Macadam à deux voies », à peine une trace quand le Mécanicien dérobe une vieille plaque pour la fixer à sa Chevrolet 55, parce qu’il ne souhaite pas être identifié dans l’État où ils arrivent. Et il n’y a pas de futur, certainement pas celui que semble promettre G.T.O à la fille, ni celui que ne lui promettent pas les deux garçons. On voyage toujours sans bagages, à l’image du sac abandonné par la fille avant son départ avec un motard. Les personnages n’attendent même plus Godot, que Hellman bien plus jeune mit en scène au théâtre. La seule temporalité qui vaille est le présent, un présent aveugle et muet, idiot au sens que donne Clément Rosset à ce terme, unique, singulier. 

Les corps se disposent au hasard dans l’espace, mus par on ne sait quelles forces. Ce sont des électrons qui se croisent sans conséquence, à l’image de ce plan comique et étrange où la Fille surprend un gros autostoppeur en train de déféquer dans les toilettes. Les accès de malignité (le Conducteur dénonçant G.T.O aux policiers) sont contredits par leur inverse (sa voiture réparée par les deux partenaires). « Macadam à deux voies » est un flux d’absence, comme on a pu parler de flux de conscience. Il gagne à ne rien assurer ; le seul passage non pas faible, mais un peu signifiant, est celui de l’accident suivi de la visite au cimetière où mortalité et génération paraissent soudain associées…

Chaque personnage suit sa propre route qui n’appartient qu’à lui seul ; en cela, le film est profondément américain, même si Hellman fait rouler ce petit monde vers l’Est, où les paysages ont plus qu’une patine européenne. La couleur locale fuit comme de l’huile dans Two-lane blacktop. Coucher ne revient pas à désirer, et quelques mots plus hauts que les autres ne conduisent pas à la bagarre. Le road movie se dissout de l’intérieur. Le genre, s’il s’en remettra, devra désormais compter avec la possibilité du vide. 

Le culte dont jouit « Macadam à deux voies » n’a au fond que peu à voir avec les idiosyncrasies plus ou moins acceptables que développent les prétendus films cultes pour la joie d’amateurs bien informés. Sa singularité est par défaut, et celle-ci prend la forme de l’engagement du spectateur, qui à un moment donné du film – différent pour chacun – ne peut que comparer sa propre route insensée à celle des personnages. Lui sera toujours laissée l’opportunité de l’enjoliver, à l’image de G.T.O. prononçant la dernière réplique du film, « Ces satisfactions sont permanentes », alors qu’il vante à de énièmes autostoppeurs ses qualités de réparateur-démiurge, imaginaires comme on l’a vu.

Monte Hellman vient de mourir, et ne reste de son casting principal que James Taylor. En 2007, celui-ci révélait n’avoir jamais regardé le film et être enfin prêt. Rarement anecdote aura mieux contenu l’essence d’une œuvre. « Macadam à deux voies » est ce qu’on ne peut refuser toujours et qui attend dans l’ombre. Nommez un poison selon votre goût : la vie, le temps, la liberté ou son illusion, mais attention, aucune satisfaction n’est permanente.

« Macadam à deux voies » de Monte Hellmann (1971, disponible en DVD/BluRay)

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