« Je ne suis pas l’avocat du pouvoir syrien. Il convient avant tout de se mettre d’accord sur l’avenir de la Syrie, sur l’intérêt de tous ses citoyens, de toutes ses minorités ethniques et confessionnelles. Toutes les parties doivent s’asseoir à la table de négociations.»
Ce lâchage en rase campagne de Bachar Al-Assad est signé Vladimir Poutine. Après que le vice-ministre russe des Affaires Etrangères a récemment jugé « possible » la victoire finale des insurgés, cette nouvelle déclaration vient officialiser un secret de polichinelle : le soutien de Moscou à Assad ne tient plus qu’à un fil.
Alors que la rébellion contrôle plus de 60% du territoire syrien et que le pouvoir numérote ses abattis à Alep et Damas, les derniers soutiens diplomatiques d’Assad préparent déjà la transition politique en lançant des signaux de moins en moins discrets. Plus l’échéance approche, plus il devient urgent pour Moscou comme pour Téhéran de trouver une monnaie d’échange au lâchage définitif d’Assad, afin de préserver au mieux leurs intérêts politiques, économiques et militaires dans la Syrie post-baathiste.
Du côté de Téhéran, on observe d’un œil de plus en plus critique la répression aveugle qui s’est abattue sur l’insurrection syrienne laquelle, contrairement au mouvement anti-Ahmadinejad de l’été en 2009 en Iran, s’est militarisée et a pris grande ampleur. Depuis plusieurs mois, les hiérarques de la République islamique tente de tempérer la brutalité répressive de l’état-major syrien tout en dépêchant des flopées de conseillers militaires à Damas, histoire de marier la carotte et le bâton. Pour ce qui est de la carotte, les mollahs savent y faire et se sont même trouvé un allié taillé sur mesure en la personne de Haytham Maanar. La soixantaine, cet opposant de longue date à Assad vit exilé à Paris, où il a créé de mystérieux comités de coordination. Au déclenchement de la guerre civile syrienne, il a enfourché un cheval de bataille unique en son genre : préparer une alternative d’un coté, fustiger l’opposition reconnue par l’OTAN de l’autre, en tenant un discours diplomatique proche à s’y méprendre de la propagande officielle syrienne. En visite à Téhéran début décembre, Manaar n’avait pas de mots assez durs contre l’Armée Syrienne Libre et les vassaux syriens du Qatar et de la Turquie, dénonçant au passage le péril salafiste et le terrorisme attisés par les autorités syriennes. Derrière cette prudence de bon aloi, les appels à une transition négociée et les échanges d’amabilités auxquels se livrent Manaar et ses amis iraniens, se cachent un jeu de donnant-donnant : Haytham Manaar pourrait incarner un Assad light, qui poursuivrait la même politique étrangère et prolongerait l’alliance stratégique avec Téhéran, l’image du satrape oriental en moins. Manaar et les dirigeants iraniens, en se légitimant l’un l’autre, appliquent le vieux proverbe russe « tu me grattes le dos, je te gratte le dos ».
La volte-face iranienne trouve d’ailleurs son pendant à Moscou, où l’on a reçu toutes les figures de l’opposition syrienne depuis des mois. À ceci près que Vladimir Poutine a décidé de repenser l’ensemble de sa politique arabe, à la lumière des changements intervenus l’année écoulée. L’inflexion de la position russe à l’égard d’Assad s’inscrit ainsi dans un redéploiement diplomatique de grande ampleur, qui passe notamment par l’ouverture de relations inédites avec les Frères Musulmans, au pouvoir en Egypte. Jusqu’ici classée parmi les organisations terroristes à Moscou, la confrérie qui détient les rênes du pouvoir au Caire, deviendra probablement l’un des interlocuteurs régionaux de la Russie. Sans rompre l’alliance et l’aide américaines, le président Mohamed Morsi aurait tout intérêt à prendre langue avec l’une des rares grandes puissances qui reconnaît et accueille les dirigeants du Hamas depuis 2006 tout en entretenant des relations économiques assez poussées avec Israël. En cas d’escarmouches entre Israël, Gaza, le Sinaï et Le Caire, Moscou pourrait jouer un rôle d’intermédiaire plus acceptable par la rue égyptienne que le grand frère américain, ce levier crucial que tous les gouvernants arabes préfèrent actionner en coulisse.
Mais bien au-delà de la seule Egypte, Poutine cherche à se donner de l’air. Il est évident que l’axe Damas-Téhéran a vécu, quels que soient les efforts conjugués de Manaar et de la direction iranienne pour le perpétuer contre vents et marées. Puisque le Kremlin dit craindre comme la peste la contagion salafiste qui s’abat sur des pans entiers du monde arabe, il n’est pas saugrenu de trouver un terrain d’entente avec la mouvance des Frères, dont les surgeons sont au gouvernement du Maroc à l’Egypte en passant par la Tunisie et sans doute demain la Syrie. Ce faisant, Moscou s’émancipe d’autant mieux de Téhéran que la théocratie chiite ne peut décemment se résigner à abandonner son projet de guidance spirituelle et politique du monde musulman, a fortiori au profit d’une organisation considérant les chiites en « apostats ».
Entre un Iran néo-khomeiniste qui ne sait pas renoncer à ses mythes révolutionnaire et une ploutocratie syrienne en pleine décomposition, on comprend que la Russie prenne le large. En politique étrangère aussi, les mariages se font de plus en plus précaires…
*Photo : FreedomHouse.
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