Le problème, avec les références littéraires, c’est qu’elles sont à manier avec précaution, comme la nitroglycérine ou les statistiques données par les économistes libéraux. Notre ami Kaplan, empressé à défendre Gérard Depardieu et son comportement minable (pour une fois que Jean-Marc Ayrault avait un mot juste) veut en trouver l’antithèse dans Cyrano de Bergerac. Gérard Depardieu, à l’époque où il était encore un peu lui- a en effet incarné dans un film potable de Rappeneau, un Cyrano de Bergerac tel que l’imaginaire national l’aime. Héroïque, épris de liberté et de panache, en un mot français.
Le succès phénoménal de la pièce d’Edmond Rostand a donné à ce personnage qui a réellement existé au XVIIème siècle une dimension profondément politique. Seulement, ce n’est pas tout a fait celle que Kaplan cherche à lui donner ; c’est même un contresens que seule explique la hâte de sa récupération pour montrer à quel point un exilé fiscal c’est beau, c’est un symbole de la liberté face à des envieux pétris de ressentiment, à des assistés économiquement faibles, à de minables acteurs qui ne lui arrivent pas à la cheville.
Le problème, c’est que Cyrano de Bergerac est avant tout une pièce patriotique. Sa première représentation date de la fin du XIXème siècle. Le succès est immense parce que la France est en proie au doute, et même un peu plus que ça. Elle se remet à peine du traumatisme de 1870, de la perte de l’Alsace-Lorraine, de la Commune et des difficultés de la République à s’installer définitivement. Cyrano devient donc un symbole, et certainement pas celui d’une liberté qui s’affranchirait des frontières, surtout pour des raisons telles que l’abus de pognon qui comme celui d’alcool, nuit à la santé.
Cyrano de Bergerac, pour Rostand, c’est la France contre l’Allemagne (tiens, tiens), c’est la capacité de transcender la disgrâce par le verbe, (la fameuse scène du balcon avec Roxane), c’est encore la prise en compte du plus faible (sauver des soldats affamés à Arras contre toute logique stratégique), c’est aussi savoir que l’on peut avoir raison à un contre cent, et là je retourne la proposition implicite de Kaplan, ce n’est pas Depardieu qui est à un contre cent, c’est ceux qui pensent que le partage et la solidarité valent mieux que l’égoïsme, même théorisé par la romancière à thèse la plus lourdingue du XXème siècle, Ayn Rand.
Mais ce n’est pas tout, si l’on décide de s’intéresser au Cyrano ayant réellement existé, nous allons sombrer dans le cauchemar pour n’importe quel libéral : Cyrano de Bergerac est en effet, parmi tant d’autres choses, l’auteur d’une utopie en deux parties racontant un Voyage dans les états et empires de la lune puis du soleil. Considéré comme le premier roman de science-fiction, d’une poésie merveilleuse, ce texte révèle la véritable personnalité de l’auteur, ses aspirations profondes. Pour aller vite, il est bisexuel, écologiste, et rêve d’une société où l’individu émancipé peut choisir le genre qui lui convient tout au cours de sa vie. Un vrai bobo, Cyrano.
Mais il y a mieux : dans ce livre, Cyrano met en avant les valeurs exactement inverses à celles de Kaplan et à sa nouvelle idole. Cyrano prône les allocations familiales : « Quand une famille a plus d’enfant qu’elle n’en peux nourrir, la République les entretient ». Comme Rosa Luxembourg ou les trotskistes, il prône la révolution permanente et le conseillisme: « Chaque semaine le roi tient les Etats. S’il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il est dépossédé et l’on procède à une nouvelle élection ».
Mais surtout, coup de grâce pour notre ami Kaplan, Cyrano aime la liberté mais il sait qu’elle ne peut s’exercer que dans l’égalité : « La première loi […] pour la manutention de la République, c’est l’égalité »
Alors voilà, il ne s’agit pas seulement, cher Georges, d’une image d’Epinal employée à contresens, mais tout simplement une conception différente, opposée de ce que recouvre le mot liberté. L’idée que la force de Cyrano, sa merveilleuse désinvolture, son courage lui confèrent plus de responsabilités et de devoirs vis-à-vis des autres que de droits.
Son individualisme n’est pas celui du trouillard poujadiste qui craint pour son bas de laine, c’est celui, aristocratique et libertaire, chevaleresque, de l’homme d’honneur qui se doit à lui-même.
Et aux autres.
*Photo : Luca Ciriani.
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