C’est une longue histoire, qui n’a toujours pas été réglée. D’ailleurs, elle ne le sera sans doute jamais : l’histoire des catholiques avec le monde, et plus particulièrement avec la France, et plus particulièrement avec la République. L’histoire d’une communauté qui ne voulait pas en être une. L’histoire d’une universalité qui n’arrivait pas à en être une.
Elle est plus complexe intrinsèquement que celle de ces autres religions qu’on a coutume de voir sous nos cieux. Le rapport des juifs avec le reste du monde, même s’ils l’ont renouvelé récemment avec la création d’Israël, est depuis quelques millénaires assez simple : tu en nais ou tu n’en es pas. Chez les musulmans, il est relativement basique, là encore, car le monde se divise en deux catégories, comme dirait Sergio Leone : celui des soumis, celui des infidèles. Et la politique suivra.
Chez les catholiques, si l’on peut se permettre un rapide cours d’histoire qui n’a aucune vocation universitaire, c’est-à-dire cuistre, le pouvoir est toujours plus haïssable que désirable.[access capability= »lire_inedits »] C’est-à-dire que, lorsqu’il se présente tombé tout cuit, par exemple des mains d’un Empire romain agonisant, il s’agit de s’en débarrasser au plus vite en le remettant aux mains d’un roi barbare qui passait par là. Mais sans oublier jamais de lui rappeler de qui il tient ce pouvoir, c’est-à-dire de l’Église, c’est-à-dire de Dieu. Ne pas l’exercer directement ne veut pas dire que l’on n’en est pas l’auteur et, comme disait l’autre − Althusius, je crois − qui le délègue est supérieur à qui le reçoit. De cet imbroglio naîtront des siècles de Querelle des investitures, de Canossa, de soufflets, de bulles Unam Sanctam et d’articles gallicans, bref une chrétienté. Une chrétienté est déjà en soi un problème, politique autant que théologique, parce que personne ne sait vraiment qui commande, qui gouverne, qui se soumet, qui nomme, qui révoque, qui défend, qui bénit, qui condamne, qui absout, qui sacre et qui jette l’interdit. Cependant, l’avantage d’une chrétienté, d’un point de vue chrétien, c’est qu’on reste entre soi, même si, pour cela, il faut inventer des dictons aussi totalitaires que cujus regio ejus religio, pour régler des problèmes annexes. Le peuple est catholique, l’État est catholique, l’Église elle-même est catholique. L’adéquation est parfaite.
Bref, alors que tout allait bien, survient la Révolution qui entreprend de mettre à bas le bel édifice des siècles. Non pas que la première République ait d’ailleurs été « laïque » − il n’y a que les incultes pour croire ça − mais qu’au contraire, avec sa constitution civile du clergé, elle ait cherché à assujettir à son pouvoir terrifiant l’Église de France dans des liens que Bossuet soi-même n’aurait osé imaginer dans les plus merveilleux de ses rêves. La République n’est donc pas du tout « laïcarde » dans ses origines, seulement dominatrice et étouffante, et ce que les pontifes romains avaient subi et plus ou moins admis de la part de quarante rois depuis mille cinq cents ans, un pape pourtant pusillanime le refuse à une jeune institution vaillante. Ce paradoxe ne s’explique pas si l’on ne comprend ceci, qui est le fond du problème : pour les catholiques, peu importe la forme du gouvernement pourvu que l’origine divine du pouvoir soit reconnue, d’une manière ou d’une autre, et même du bout des lèvres. Or la République, c’était son grand tort d’un point de vue romain, ne se connaissait d’autre naissance qu’elle-même, c’est-à-dire rien que le peuple coalisé bon gré mal gré.
Où nous arrivons enfin au vif du sujet : devant cette situation neuve faite à leur religion, les catholiques ont schématiquement réagi de deux manières qui, diamétralement opposées, avaient pourtant chacune le grand avantage d’espérer ajourner la communautarisation qui les guettait. La première, c’est le légitimisme dans tous les sens du terme, qui commence avec de Maistre et finit avec Bernard Antony, c’est-à-dire nulle part. Cette méthode, qui a pourtant produit une admirable critique de la modernité, était très simple : puisque c’était le catholicisme qui avait fait la France, ou celle-ci mourait ou elle se reconnaissait à nouveau comme catholique. Et comme selon toute apparence, la France continuait, tout ce qui n’était pas catholique relevait notoirement de l’anti-France. Sa simplicité biblique lui a conféré une longévité certaine, comme un grand chêne qui étend ses ramures, jusqu’au jour où ses fruits devenus hermétiques à la réalité terreuse ne parviennent plus à l’ensemencer. Car si le gland ne meurt, il reste gland.
L’autre manière fut d’inventer la démocratie-chrétienne qui postulait, comme son nom l’indique, que la République pouvait être christianisée de l’intérieur. Elle ne remonte pas seulement, comme l’on croit souvent, à la Dernière guerre, mais beaucoup plus lointainement à Lamennais, Ozanam et Lacordaire. Elle a inspiré de grands papes, comme Léon XIII ou Jean Paul II, et elle aurait pu réussir si elle ne s’était égarée dans les marais d’un socialisme déchu.
Les deux tentatives ont donc échoué, et ainsi ne se réalisait pas la parole prophétique de Maritain qui tenait qu’une voie nouvelle serait ouverte au catholicisme en France quand il aurait réussi à refaire son unité en liant de Maistre et Lamennais.
Restent donc une France entièrement « laïcisée » et des catholiques qui en sont les citoyens paradoxaux, semblables aux autres et pourtant privilégiés en tant que la culture du pays dans ses modes les plus infimes, comme le jour de repos hebdomadaire, continue d’être la leur. Or, il n’est jamais bon d’être le citoyen privilégié d’une nation, même malgré soi : cela vous attire les pires ennuis. Notamment celui-ci, qu’on croit pouvoir vous moquer sans gêne pour ce que vous seriez majoritaire. Ce qui est de toute évidence faux aujourd’hui : si pas moins de 60% des Français sont toujours baptisés, le taux tombe très bas si l’on considère l’adhésion volontaire à la foi qui seule indique le catholique. Selon un sondage réalisé il y a quelques années par le magazine Famille chrétienne, à peine 20% de nos concitoyens reconnaissent croire dans les dogmes de base de l’Église, comme le fait que Jésus est le fils de Dieu.
C’est de là que se manifestent de nouvelles scissions dans les rangs des fidèles : les anciens légitimistes tiennent de plus en plus pour un communautarisme qui leur assurerait une influence de lobby. D’autres penchent pour un genre d’enfouissement au milieu des gentes où la vie chrétienne se déploierait en toute quiétude, enfin libérée des turpitudes du pouvoir. D’autres enfin, comme la majorité des évêques, balancent entre indépendance et place éminente, au nom de l’ancienneté et de la culture. Chacun de ces exercices est périlleux, et répond aussi à un mode psychologique de rapport au monde. La position idéale n’a toujours pas été trouvée, mais sans doute faut-il qu’elle ne le soit jamais.[/access]
*Photo : srqpix.
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