Le journaliste et essayiste Paul-François Paoli analyse les derniers résultats électoraux en Corse. Entretien.
Avec un taux d’abstention record de 66,7%, le premier tour des élections régionales 2021 devient le scrutin le plus boudé sous la cinquième République. Une région se distingue: la Corse où le taux d’abstention a été bien plus bas (42,92%).
L’essayiste Paul-François Paoli y voit la manifestation de la passion politique des Corses qui, à travers leur vote, expriment la défense de leur insularité. La collectivité territoriale corse n’est pas perçue comme une entité administrative abstraite, mais comme une instance destinée à préserver leur identité.
Causeur. Pourquoi la mobilisation électorale a-t-elle été au rendez-vous sur l’île de Beauté ?
Paul-François Paoli. Il y a sans doute plusieurs raisons. La première est que les Corses aiment depuis toujours la politique. Ils aiment débattre et discuter politique notamment en famille. En Corse, la politique y est très personnalisée. On vote parfois plus pour un homme que pour un parti. C’est un petit pays où chacun se juge et se jauge. La réputation personnelle d’un candidat, sa compétence et son intégrité jouent aussi parfois plus que son idéologie politique. Au-delà de cette attitude traditionnelle, si les Corses se sont massivement déplacés, c’est qu’ils se sentent concernés par des élections qui traitent de questions locales très concrètes. En primant leurs listes nationalistes, ils ont rappelé qu’ils ne s’identifient pas aux élites « hors-sols » de Paris. La Corse est l’expression même du clivage entre Anywhere et Somewhere mis en évidence par l’anglais David Goodhart. Les Corses sont attachés aux hommes politiques pour qui ils votent et qu’ils connaissent parfois personnellement – ou du moins croient connaître !
Si les Corses sont allés massivement voter dimanche (57%), n’est-ce pas surtout lié au statut particulier de la collectivité territoriale et aux pouvoirs élargis du président de l’exécutif, capable de peser plus sur le destin de l’île ?
Sûrement. S’il n’y a pas eu cette désaffection massive qui a marqué le premier tour sur le continent, c’est donc parce que le vote dans un sens ou dans un autre est censé avoir des conséquences concrètes dans la vie locale des Corses. Par ailleurs, la forte mobilisation en faveur de Gilles Simeoni n’est pas un hasard. Simeoni jouit d’une excellente réputation. Maîtrisant parfaitement l’art oratoire, c’est un tribun qui a du charisme. C’est très important en Corse où il faut savoir s’imposer par la parole. Enfin il est capable de rassembler des électeurs qui ne font pas partie de son camp politique grâce à son intégrité incontestable, une qualité précieuse sur une île où l’emprise de la mafia est importante, si l’on en croit les experts.
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57,7% des électeurs corses ont voté pour une des listes du camp nationaliste (qui reste malgré tout divisé entre autonomistes et indépendantistes). La gauche et l’extrême droite, en dessous de la barre des 6%, sont rejetées. Comment l’explique-t-on ?
Les nationalistes cultivent l’art de l’ambiguïté. Contrairement aux nationalistes catalans ou écossais, les nationalistes corses n’ont pas concocté de projet de sécession avec le continent. Ils se maintiennent dans un entre deux qui ne satisfait pas leur base radicale et francophobe. Gilles Siméoni est un homme politique pragmatique. Il a pleinement conscience que si la Corse était privée de ses services publics, ce serait le chaos. Dans mon village du Cap corse, la Poste est un lien social à part entière : on ne peut à la fois pester contre « l’État français » et réclamer des services publics. C’est d’ailleurs tout le problème. Comment faire pour vivre sans le soutien d’un État que l’on n’aime pas mais dont on a besoin? On l’a vu d’ailleurs avec la crise sanitaire qui a été très bien gérée en Corse. Autrement dit, l’État n’a pas que des défauts. Pour combattre le milieu criminel, il faut des policiers, des gendarmes et des juges et il vaut mieux qu’ils ne soient pas corses, chacun sait pourquoi. N’en déplaise à certains.
Par ailleurs, si la droite dite « dure » est faible en Corse, c’est parce que les nationalistes occupent le terrain identitaire. Mais là aussi, ils cultivent l’ambivalence. Les nationalistes courtisent les voix des chasseurs, très nombreux en Corse, tout en copinant avec les écolos-gauchistes, ce n’est pas très cohérent. On ne peut être à la fois identitaire et libertaire, d’accord ici avec Eric Zemmour sur l’immigration et l’islam et là avec Yannick Jadot sur les questions sociétales, sans être en contradiction avec soi-même.
Au-delà de ces contradictions, les électeurs nationalistes manifestent leur souci de préservation du patrimoine naturel et culturel de l’île contre l’enlaidissement engendré par le développement touristique. Depuis toujours le nationalisme en Corse est fondé sur une tentative de synthèse entre des thématiques de droite où l’on cultive l’enracinement et l’identité et une rhétorique de gauche, écologiste et anti-libérale. Ce n’est pas forcément très cohérent, mais cela marche dans les urnes. En réalité le seul communautarisme qui est toléré dans l’île est le communautarisme corse parce que lui seul apparait capable de défendre « l’âme de la Corse ».
Dans votre dernier essai France-Corse, je t’aime moi non plus, vous postulez que le repli identitaire des insulaires résulte du renoncement à assumer notre identité française. Faut-il voir dans le scrutin de dimanche dernier une confirmation de vos analyses ?
En incluant la Corse et en lui faisant partager sa destinée à partir de la Révolution, la France a développé avec l’ile une relation en miroir qui est aujourd’hui brisée. Les Corses se sont longtemps identifiés à la France quand celle-ci était puissante et leur offrait une aventure qui les grandissait : la France impériale, la France coloniale, la France résistante et gaullienne. De Gaulle a été le dernier chef d’État à être aimé et considéré en Corse. Les Corses ne sont pas foncièrement républicains au sens où l’entendent des gens comme Valls ou Mélenchon… Ils ont adhéré à l’Empire français bien plus qu’à la France de 1792.
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Sur un certain plan que l’on peut qualifier d’anthropologique, cette île est de droite depuis toujours ou conservatrice, si vous préférez. Aujourd’hui, les Corses consentent de moins en moins à être une communauté lambda dans une France banalisée par la mondialisation. En somme quand la France ne sait plus qui elle est ni ou elle va, les Corses préfèrent se contenter d’être corses. Ce décrochage a commencé dans les années 70. Les Corses ont commencé à se détourner de la France parce qu’ils se reconnaissaient de moins en moins dans un pays qui, comme l’a déclaré un jour Vladimir Poutine, était colonisé par ces anciennes colonies. « La France est à tout le monde » proclamait Danielle Mitterrand. Sauf qu’un pays qui est à tout le monde n’est plus le pays de personne !
Vous expliquez aussi que la Corse est une ile refuge qui sait se préserver des maux qui touchent le continent : l’islamisme politique, l’immigration massive et incontrôlée ou le néoféminisme identitaire. D’après tout ce que vous me dites, j’en conclus que la crise démocratique s’ajoute à votre liste…
C’est en tout cas ainsi que je le ressens et je ne crois pas être le seul. À mes yeux la Corse est une île refuge. Je constate très souvent que les Corses qui ont longtemps vécu sur l’ile ne supportent plus ce que sont devenues des villes comme Paris et Marseille. Ils ont l’impression que la France est à la dérive : dérive migratoire, dérive des mœurs avec la vague de l’antispécisme, du féminisme radical ou de l’arrogance du lobby gay.
En Corse, où les animaux sont omniprésents dans les villages, nous ne sommes pas encore confrontés à la vague antispéciste et à la misanthropie des militants animalistes très bien analysée par le journaliste du Figaro Paul Sugy. La chasse est encore un rituel sacré et il est d’ailleurs aberrant de voir certains nationalistes flirter avec les écolo-gauchistes. Dans un de mes livres Malaise de l’Occident, j’ai évoqué l’idée d’un déclin anthropologique de l’homme occidental qui peut profiter à l’islam radical et à son modèle alternatif. Je crois, comme Patrick Buisson, que nous avons basculé dans un ailleurs sans limite et sans normes. Alors, oui je continue à penser qu’une île vous protège toujours un peu de la folie des hommes et de leur bêtise idéologique; surtout si elle a la réputation d’être archaïque.
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