« Tous Les Russes sont poètes, et l’écrasante majorité des poètes est constituée de casse-burnes à expédier au goulag régime sévère pour les empêcher d’écrire, toutes nationalités confondues. »
C’est par ce genre de saillie post-punk que l’écrivain-traducteur Thierry Marignac ponctue son anthologie des oeuvre torturées de trois enfants du siècle dernier.
Trois destins tragiques, mèches de vies brisées par leur incandescence. Voici leurs fiches de police, puisque ça se termine toujours comme ça :
Essenine, Sergueï (1895-1925). Protégé par Trotski et Djerzinski, le fondateur de la Tchéka, il fut retrouvé pendu et couvert de coups dans un hôtel pétersbourgeois en laissant une mystérieuse lettre d’adieu : « Adieu, mon ami, adieu… Dans cette vie la mort n’est pas nouvelle. »[access capability= »lire_inedits »] Inspiré par la cocaïne, il refusa les avances matérielles des puissants oligarques bolchéviques, moquant la triste destinée de la révolution d’Octobre. « À nouveau ils boivent, pleurent et se battent ici/ Sous l’accordéon de jaune mélancolie/ Vouent leur malheur aux gémonies/ Se remémorent la moscovite Russie », « Ils ont mal au ventre qu’octobre sévère/ Dans son tumulte les ait trompés/ Et l’audace à nouveau se permet d’affûter/ Des couteaux enfoncés dans les bottes, le fer. » Quelques fragments amers de cet acabit valurent à Essenine l’admiration posthume des ultra-nationalistes russes, au crépuscule de l’Union soviétique, lorsque les pichenettes américano-afghanes ébranlèrent la carcasse chancelante du mastodonte collectiviste.
Sa Chanson d’un vieux bandit respire l’embrun de la nostalgie, un comble pour un artiste disparu à l’âge de trente ans : « La jeunesse en moi s’est éteinte/ Les couleurs à mes joues sont flétries/ Mon audace d’autrefois est défunte/ Et mes forces se sont enfuies. » Un homme en trop, comme l’aurait qualifié Tourgueniev dans ses portraits de jeunes lettrés paumés séduits par la déesse nihilisme. « À présent nous partons petit à petit/ Vers l’au-delà du silence et de la grâce », déclame-t-il en guise
d’épitaphe.
Tchoudakov, Sergueï (1935-?). Manipulateur, harceleur, voleur, poète-maquereau, auteur méconnu « d’infra-samizdats éphémères » circulant sous le manteau de ceux qu’il prenait tant de soin à détrousser. « Un génie dérangé » dont Marignac admire les vers étranglés à la métrique anarchique. Plusieurs fois interné en asile psychiatrique, selon la vieille pratique soviétique, Tchoudakov se voyait en « ultralumpenprolétaire » nourri d’une aspiration baudelairienne à la lie sociale et au martyre de soi. Il disparut mystérieusement après une ultime foucade auprès de mafieux Caucasiens. Il a célébré la beauté tragique du suicide avec la grâce du samouraï avant le seppuku : « Lorsque respirer ne rimera plus à rien / Autant crever en posant à la ligne le point/ La haine ressemble au foie, on l’autopsiera/Du couteau au boucher, la ferraille cliquettera. » Ce gentleman-cambrioleur à l’allure cradingue se fait aussi chantre de la femme pècheresse – « Je décore mon antre célibataire/ D’ornements d’une grande simplicité/ Et retrace au crayon les contours délétères/ Sur le mur de ta cuisse fuselée » – qu’il caresse avec nonchalance : “De toi, je ne suis pas jaloux/ Indifférente à mes manières/ Tu files au bar à bière/ où tu connais au moins cent marlous”.
Medvedeva, Natacha (1958-2003). Aux non-initiés, apprenons que Medvedeva fut la femme infidèle de Limonov, la chanteuse du cabaret Raspoutine à Paris… et qu’à la demande de son époux, elle convola officiellement huit ans durant avec son ami Thierry Marignac, dans un mariage plus blanc que blanc. Thierry, c’était le frère que Natacha avait déjà eu, sosie réincarné de l’aîné qu’elle allait visiter fugitivement avec sa mère, à l’extérieur de sa caserne de jeune conscrit. Une « pomme sauvageonne » ayant bourlingué entre New York et Paris avant de regagner la Russie où son rock occulta longtemps sa poésie, toute de métaphores désespérées : « L’automne épuisé d’une main sans dentelles/ Jette par poignées ses dernières bagues fines/ Les filles dans des robes bleutées par le gel/ Se souviennent des doigts sur des couronnes d’épines. » À la lecture de certaines strophes, nous revient l’écho lointain du Limonov des années 1980 dépeignant crûment la camée alcoolique et nymphomane le trompant effrontément dans sa chambre de bonne du Marais : “Allongée près de toi/ Par neurasthénie/ Me charger du poids/ De ta mélancolie/ Fixer quelque part/ Le regard/ Sur un point précis/ Au plafond, la mouche / Inerte comme une souche/ De moi tu peux/ Faire ce que tu veux.”
Essenine, Tchoudakov, Medvedeva. Le chroniqueur ès chiens écrasés notera un possible suicide, une disparition et une overdose fatale emportant sa victime à 44 ans. Mais, plutôt que de s’arrêter aux faits divers, le lecteur tressera des lauriers au discret passeur Marignac : Des chansons pour les sirènes reprend un vers d’Apollinaire auquel semble répondre sa quasi-compatriote Medvedeva : « À la place des sirènes étranglées/ Des éclats/ De bouteilles brisées, et les ombres profilées/ Qui vivent dans ce pays-là/ Ce sont des loups/ Mes frères. » Puisse leur dialogue aux Enfers se poursuivre à travers les limbes du temps.[/access]
*Photo : Natacha Medvedeva avec Edouard Limonov.
Des chansons pour les sirènes. Essenine, Tchoudakov, Medvedeva, saltimbanques russes du xxe siècle. Thierry Marignac et Kira Sapguir (L’écarlate)
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