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Lettre au président Doumergue

L'écrivain épris de corrida écrit à son président de la République


Lettre au président Doumergue
Henry de Montherlant aux arènes de Bayonne © Tallandier/Bridgeman images

Henry de Montherlant assiste à sa première corrida à Bayonne en 1909. Il a 13 ans et, dès lors, la tauromachie fera partie de sa vie. En 1925, il publie Les Bestiaires, roman sur le monde taurin qu’il dédie au président Doumergue, fervent défenseur de la corrida. Nous remercions vivement Jean- Claude Barat qui nous a autorisés à reproduire la lettre que l’écrivain a adressée au politique.


À M. GASTON DOUMERGUE,
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

Président,

C’est à vous que nous devons les courses de taureaux, avec mise à mort, dans le Midi de la France. Bien qu’elles fussent entrées depuis un demi-siècle dans les traditions du peuple méridional – depuis l’origine elles lui appartenaient par les profondeurs, – une commission parlementaire avait été nommée, en 1900, pour statuer sur elles. Seul contre la commission entière, vous êtes parvenu à faire triompher la foi. Je me plais dans cette parole que vous dîtes à vos adversaires, et qui a l’accent triste de Sénèque : « On comprend que les hommes aient peu d’amis quand les animaux en ont tant. »

Peut-être vous souveniez-vous encore d’une autre phrase : « Les combats de taureaux n’ont pas peu contribué à maintenir la vigueur chez la nation espagnole. » Mais sans doute Jean-Jacques Rousseau, qui en est l’auteur (dans le Gouvernement de la Pologne), est-il lui aussi une brute inhumaine et un suppôt de la régression.

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Vous êtes né et vous avez été nourri dans la religion du Taureau. À Nîmes la violente, cette Rome des Gaules, la cathédrale, l’arc d’Auguste, le cirque où on luttait contre les cornus du temps de Suétone, portent sculptée dans leur pierre la bête magique. J’ai vu vingt mille hommes, aux arènes, acclamer le Soleil se dévêtant d’une nuée. Leurs entrailles, sinon leur esprit, savaient que depuis trente siècles elles adoraient le Soleil, et le Taureau qui est un signe solaire. « Dans le Midi taurin, la passion des taureaux a des racines plus profondes qu’en Espagne même. » Pour avoir dit cela, Président, – qui est si juste, bien que si surprenant aux yeux des profanes, – il faut avoir mesuré en soi cet amour.

Dans votre bureau de l’Élysée, entre une bibliothèque et un jardin, qu’il serait charmant de causer taureaux (et rien que cela, grands dieux !). C’est vous qui me le raconteriez : tout petit garçon, quand votre père vous emmenait à la course du village, il avait la coquetterie de passer, la course déjà en train, par le plan où le taureau était lâché. Il vous tenait fortement le poignet ; n’importe, vous étiez bien content que la bête fût de l’autre côté. Quelques années plus tard, au cours d’une de ces chevauchées où les gardians de Camargue arrivent au galop dans le village, entourant le troupeau qui va donner la course, un jour, vous avez été renversé par un des taureaux, et puis, à peine relevé, vous vous êtes mis à sa poursuite avec vos petits camarades.

Deux députés français, de passage à Cordoue au moment de l’enterrement du grand Lagartijo, envoyèrent une magnifique couronne : elle portait votre nom et celui de M. Pams, un Catalan. Et vous étiez ministre quand, à Aigues-Vives, pendant une course libre, vous êtes descendu dans la piste. Même vous avez été, un instant, chargé par le fauve.

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Dans la façade de l’église de Caveirac, un autel taurobolique rappelle un taurobole donné à Nîmes, au IIIe siècle, en l’honneur de l’Empereur. En votre honneur, Président, combien je voudrais !… Mais non, ces pages ne vous seront pas dédiées. Elles vous gêneraient. Pire, peut-être. De nombreux humanitaires se vantent d’avoir tiré des coups de revolver sur les toreros venus donner une petite course aux environs de Paris, il y a quelque trente ans. La bonté est comme beaucoup de produits : la vraie guérit, les contrefaçons peuvent tuer. Je frémis à l’idée de déchaîner sur vous une terreur rose.

Laissez-moi donc l’offrir, ce livre, au peuple méridional, à ceux surtout du Languedoc et de Provence, qui honorent leur dieu et leur fleuve avec le même nom. C’est un des « frères catalans », célébrés par Mistral, qui élève pour eux la libation dans une nouvelle Coupe : un rhyton de sang noir, en forme de tête de taureau.

Henry de Montherlant

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Juin 2021 – Causeur #91

Article extrait du Magazine Causeur




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