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Le droit de ne pas savoir


Le droit de ne pas savoir

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J’avoue tout mais, par pitié, pas eux ! Pas Mediapart ! Tout, même l’opprobre, plutôt que la torture démocratique et raffinée que les limiers d’Edwy Plenel aiment infliger à leurs contemporains. Il est vrai que je ne suis pas ministre, mais je dirige un influent magazine, c’était marqué dans Le Nouvel Obs.
J’ai rien fait, mais je dirai tout ! Oui, chers lecteurs, j’ai longtemps été titulaire d’un compte bancaire en Suisse, plus précisément à l’UBS. Comme Jérôme Cahuzac, si j’en crois Mediapart. Bien sûr, cela n’avait rien d’illégal, et ce compte était un vestige d’une précédente vie, quand je résidais et travaillais en Helvétie. Mais la concierge de la cousine de ma voisine de l’époque, celle qui m’avait dénoncé pour avoir sorti les poubelles un jour trop tôt (à Lausanne, on ne rigole pas avec ce genre de trucs), pourrait me balancer à Plenel. Alors, autant le confesser : ce compte, j’ai dû le conserver deux ou trois ans après mon départ de Suisse en 1996. Et peut-être, sait-on jamais, ai-je oublié de déclarer au fisc quelques centaines de francs (suisses) versés en rétribution d’une pige ici ou là. Si je l’ai fait, que mes compatriotes me pardonnent les quelques dizaines de francs (français) que j’aurais indûment soustraits aux caisses de l’État.

Je ne voudrais pas piquer le boulot des agences de « com de crise » qui se font payer, et cher, pour expliquer au moucheron englué dans une toile d’araignée médiatique ce qu’il doit dire. Mon avis, je le donne gratis: Cahuzac aurait dû envoyer bouler les confrères. Leur claquer le beignet sur le mode « Ça ne vous regarde pas ! ». Après tout, Mediapart n’a pas parlé d’évasion fiscale, ni de financement occulte : juste d’un compte non déclaré – et aussi des « origines douteuses » des fonds utilisés pour l’achat son appartement parisien, mais des « doutes », ça ne fait pas encore une info.
Supposons, pour la commodité du raisonnement, que tout soit vrai. Et alors ? Qu’est-ce que ça peut nous faire que Cahuzac ait eu ou non un compte en Suisse ? Vous n’avez pas de mieux, comme came ? À vrai dire, pourquoi chercherait-on mieux puisque ça marche : vous accolez les mots « compte en Suisse » à un nom, et vous avez une « affaire Cahuzac » qui vous permet de passer en boucle à la télévision pour raconter, l’air modeste, comment vous fouillez dans les poubelles.

J’entends la rumeur gronder, le chœur des vierges s’affoler : « Affaires publiques… » « irréprochable… » « transparence… » « droit de savoir » – en clair de fouiner dans l’existence d’une personne, de braquer sa lampe sur les coins les plus reculés de sa vie, de traquer dans son passé la plus minime entorse à la morale: le genre de choses pas terribles, mais pas gravissimes, qu’on fait tous en négociant de petits arrangements avec sa conscience parce que moi, ce n’est pas pareil – moi qui avais réussi le tour de force d’être en découvert à l’UBS, si j’ai oublié quelques francs par-ci par-là, ce n’est pas pareil. « Et pourtant si, c’est pareil ! », reprennent les vierges : « Qui vole un œuf viole un bœuf… », etc.
Je ne connais personne qui n’ait rien à se reprocher. Et si de tel individus existent, j’aimerais autant qu’ils soient écartés du pouvoir, parce que la dernière fois que la France a été dirigée par des incorruptibles, ça ne s’est pas très bien fini. Montesquieu, qui fait de la vertu la première qualité des gouvernants, pense que, même en matière de vertu, il faut de la mesure.

La justice a inventé la prescription, ce n’est pas pour rien. Au terme d’un délai raisonnable et inversement proportionnel à la gravité du délit ou du crime, la société oublie, renonçant ainsi à la sanction et à la réparation. D’abord parce que les faits sont trop anciens pour être établis avec certitude, ensuite parce que la personne qui comparaîtrait devant un juge ne serait pas tout à fait la même que celle qui, quinze ans plus tôt, avait fauté. En 2000, au moment des faits allégués, Cahuzac n’est pas le futur ministre du Budget, mais un jeune député qui entame à peine sa carrière politique.
Peu m’importe, comme citoyenne et comme journaliste, que ce compte ait ou non existé. Si Mediapart n’a rien d’autre qu’une non-déclaration, l’affaire est close ou aurait dû l’être avant de commencer. Mais non ! Puisqu’« on a le droit de savoir », la presse nous narre par le menu la vie de Cahuzac. Rien de privé, bien sûr, pas de ragots, juste des informations d’intérêt public sur ses goûts et revenus. Eh bien, ma bonne dame, il a beau avoir une tête d’austère qui se marre pas, il aime bien la grande vie, le luxe et les montres qui coutent un bras. Avant de faire de la politique à plein temps, il a gagné de l’argent, et pas en secourant le tiers-monde, en posant des implants capillaires. Le Monde se désole de la collusion entre gauche caviar et droite bling-bling. C’est vrai, moi qui croyais qu’à gauche, on n’aimait pas ça, l’argent…

Le plus dégoûtant, c’est que les moyens employés par Mediapart n’aient pas fait hurler la profession. On croyait être allé assez loin dans la dégueulasserie avec l’espionnage de Liliane Bettencourt par son majordome, méthode validée par la justice. Avec le document sonore diffusé par Mediapart, on franchit une étape dans l’ignominie sous couvert de transparence. S’il est authentique, il est à vomir. Jugez plutôt : en 2000 un notable socialiste du Lot-et-Garonne a une conversation téléphonique avec Cahuzac. Après avoir raccroché, celui-ci fait une fausse manœuvre et rappelle son interlocuteur sans s’en rendre compte, alors qu’il parle à un tiers (du fameux compte). La conversation est donc enregistrée sur le portable du notable. Lequel, tel un joueur qui mise sur un cheval inconnu, la fait copier et déposer chez un notaire. Beurk ! Disons le haut et fort: si, pour nous informer des manquements de ceux qui nous gouvernent, il faut recourir à de tels agissements et à de tels personnages, nous ne voulons pas savoir ! Parfois, l’ignorance est un droit de l’homme.

Cet article en accès libre est issu de Causeur magazine n°54 de décembre 2012. Pour lire tous les articles de ce numéro, rendez-vous sur notre boutique en ligne : 6,50 € le numéro / 12,90 €  pour ce numéro + les 2 suivants.

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*Photo : Parti socialiste/ Mathieu Delmestre.

Décembre 2012 . N°54

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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