Le plus grand dessinateur d’humour français soufflera cet été ses 89 bougies. Alors qu’expositions, publications d’albums et adaptations cinématographiques rencontrent un succès constant, la maison Artcurial lui dédie une vente exceptionnelle. Une première.
C’est un trait de crayon, des silhouettes de personnages, une signature, reconnaissables au premier coup d’œil. C’est le propre d’une grande œuvre. Et c’est celle de Jean-Jacques Sempé. Depuis soixante-dix ans, Sempé pose un regard tendre mais implacable sur le monde. Il croque les travers des bourgeois et les dérives de la modernité avec une fausse naïveté. Ses dessins, qui peuvent témoigner de ces petits moments de bonheur suspendu, témoignent aussi d’une époque. « J’aime beaucoup les documentaires, dit-il. J’ai l’impression que c’est ce que je fais, un peu déformé, forcément, puisque j’écris avec mes dessins, mais ce sont des documentaires très rapides sur ce qu’on va appeler le comportement humain, ou l’angoisse humaine, ou la peur existentielle, ou la crainte existentielle. C’est comme ça. » Et c’est pour ça que dès les années 1950, de grands journaux lui ouvrent leurs pages. Ce sera d’abord Sud Ouest, Ici Paris et France Dimanche, avant la rencontre avec Roger Thérond, directeur de Paris Match. Depuis 1957, il y publie un dessin tous les quinze jours. Un record unique de longévité dans la presse ! Ses collaborations ne se comptent pas et évoquer Pilote, Esquire, L’Express ou Le Figaro ne donne qu’une pâle idée des nombreux titres qui l’ont sollicité. Et puis il y a le New Yorker, pour lequel il a créé des couvertures mythiques. En tout, plus d’une centaine de dessins qui ont rencontré outre-Atlantique le même engouement qu’en France. C’est aussi cela le mystère Sempé : son univers, qui pourrait sembler très « franco-français » est plébiscité dans le monde entier. Ses albums sont traduits dans toutes les langues. De l’Amérique à l’Asie en passant par l’Europe, chacun se retrouve dans ses foules de petits bonhommes anonymes au cœur de grandes villes déshumanisées, et certains peuvent se reconnaître dans le regard ou le geste de côté qui échappe à cet absurde quotidien et le brave. Prendre le temps d’observer la chute d’une feuille d’un arbre, de s’émouvoir devant une fleur ou la liberté d’un chat, de saluer une connaissance en soulevant son chapeau avec un sourire. Là est l’universel. Ce presque rien où se joue une certaine idée de l’existence de chacun. « J’aimerais un jour faire sentir dans mes dessins quelque chose d’indéfinissable, d’impalpable, un geste, une démarche qui trahit toute une vie. » Monsieur Sempé, vous avez réussi.
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Cette poésie du monde nous touche avec une telle immédiateté qu’on croirait que la main qui l’a tracée l’a fait avec spontanéité, au fil d’un crayon léger. Il n’en est rien. Sempé est un bosseur, un besogneux, « un terrassier », comme il aime se définir. Assis à sa table à dessin, la réflexion peut durer des heures, des jours, voire des mois. « Ça vient ou ça ne vient pas, mais je me creuse les méninges jusqu’à ce que ça vienne ! C’est affreux, d’autant plus que je suis convaincu que quiconque travaillerait autant que moi ferait beaucoup mieux ! » Ce doute sincère, qui étreint tout grand créateur, se double d’une exigence sans failles. Pour un dessin signé, combien de feuilles déchirées ? On ne le saura jamais, mais il y en a eu beaucoup. La magnifique rétrospective que lui avait consacré la ville de Rueil-Malmaison l’année dernière, « Sempé en liberté, itinéraire d’un dessinateur d’humour », permettait de voir certaines planches préparatoires, comme celles qui ont abouti à ce dessin savoureux : dans un grand salon bourgeois, un petit monsieur chauve et bedonnant dit, fièrement campé devant sa femme assise et éplorée : « Un lion blessé est toujours cruel ! » Des croquis montraient les étapes successives de construction, l’élaboration d’une mise en scène savamment calculée pour offrir le meilleur effet. D’abord la femme à gauche, puis à droite, l’homme près d’elle, puis plus éloigné, emplacement de la table, des fauteuils, recherches de cadre et de profondeur, comme si Sempé tournait avec une caméra autour de son idée de dessin, avant de la dessiner.
La vie et l’œuvre de Jean-Jacques Sempé se dessinent aussi au gré des rencontres. En plaçant René Goscinny sur son chemin, en 1951, le destin scellait une amitié, une collaboration exceptionnelle dont les fruits ne cessent, encore aujourd’hui, de séduire les jeunes générations. Est-il nécessaire de présenter ici le Petit Nicolas et ses bonnes fortunes éditoriales et cinématographiques ? En 1988, avec Patrick Modiano, il donnait naissance à Catherine Certitude. On y retrouve le monde de l’enfance qui lui est si cher, avec ses joies et ses complexités, l’univers de la danse dont il a tant croqué, avec bienveillance, les petites ballerines perdues dans d’immenses salles de répétition, leurs étirements à la barre, les efforts accompagnés au piano.
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Le piano… À chaque fois que Sempé en dessine un, il faut y voir la pensée du mélomane qu’il est. Un connaisseur véritable, un ami de Duke Ellington, qui rêvait même d’intégrer l’orchestre de Ray Ventura ! Et n’y a-t-il pas plus bel hommage, aussi bien à cet instrument qu’à celui qui sait le dompter, que ce concertiste qui s’élance, seul mais déterminé, vers cette grosse bête pour un combat à l’issue incertaine. Le concert prend des allures de corrida. Un ensemble de jazz, un orchestre symphonique ou une scène d’opéra sont autant d’occasions pour lui de démontrer la virtuosité de son trait, la minutie de sa vision. Face aux musiciens et aux chanteurs, il y a souvent une salle pleine d’un public qui se compte par centaines. Le regard se plaît alors à passer d’un visage à un autre, à scruter cette foultitude d’attitudes, de postures exécutées en quelques traits d’une justesse saisissante. Et l’on pense à Daumier.
On pourrait brosser l’œuvre de Sempé à la façon d’un portrait chinois, en énumérant les thèmes qu’il a sans cesse travaillés sans pour autant les épuiser, des « figures » que l’on retrouve au fil de ses albums comme si nous avions rendez-vous avec elles. Présences rassurantes. Les petites dames bigotes, les peintres du dimanche, les couples d’amis, les messieurs sérieux, les cyclistes et les footballeurs, les femmes au jardin, les parcs et les rues de Paris, de New York. Les silhouettes filiformes et bronzées du Saint-Tropez des sixties et celles des joggeurs des années 2000 en passant par celles (intemporelles) des écrivains attablés dans des cafés germanopratins. L’un d’eux lâche : « On rigole, on rigole, il n’empêche que moi, ça m’arrangerait drôlement bien d’avoir le Goncourt des lycéens ! »
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Sempé, c’est aussi l’exactitude des intérieurs : ceux de pavillons de banlieue ou d’appartements cossus, de restaurants ou de bistrots dans lesquels on refait le monde, de librairies où il ne manque pas un livre, d’encadreurs où chaque cadre a son style. Face à ces instantanés qui reflètent la personnalité de ceux qui y vivent, on pense à Balzac, à sa justesse et à son humour.
La reconnaissance de son œuvre, génération après génération, s’explique peut-être par cette constante à représenter le monde avec assiduité et bienveillance, même lorsque Madame veut tuer Monsieur ou lorsque deux automobilistes en viennent aux mains. De toutes ces promenades, de ces repas, de ces conversations, de ces bouts de villes se dégage une atmosphère un brin nostalgique. C’est celle de la France éternelle. Celle d’autrefois.
L’exposition-vente, qui aura lieu le 19 juin prochain chez Artcurial, (catalogue en ligne sur artcurial.com) retracera le panorama de cet univers, de cette galerie de portraits saisissants et familiers qui nous ont tous accompagnés et depuis toujours. Quand on interroge Sempé sur cet événement, lui qui, il y a peu, était surnommé « monument national » par un grand journal du soir, répond sans fausse pudeur : « Ça me touche beaucoup qu’Artcurial accepte d’exposer mes dessins comme nous l’avions imaginé il y a quelques années. Et je suis tout émoustillé à l’idée que des gens achètent mes dessins. Ça me donne l’impression d’avoir fait quelque chose d’acceptable, alors que je pense souvent le contraire. Et je crains, hélas, que cela flatte énormément ma vanité, ce qui n’est pas le meilleur côté de ma personnalité ! »
Chez Artcurial Exposition publique du 15 au 18 juin, vente le 19 juin. 7, rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.
À lire : Sempé : itinéraire d’un dessinateur d’humour (textes de Marc Lecarpentier), Éditions Martine Gossieaux, 2019.