La corrida suscite ferveurs et passions. L’aimer, c’est entrer en religion, la combattre, c’est vouloir sa disparition. Parce qu’elle défie une époque qui refuse le tragique, l’histoire et la mort, ses jours sont sûrement comptés.
C’est un mot qui fait peur. L’annonce d’une montée aux extrêmes. Lancez-le dans un dîner ou sur un plateau de télé et les visages se tendent de joie ou de dégoût, d’extase ou de colère, le débat vire au pugilat. Entre les amoureux de la corrida et ses ennemis, il n’y a pas de langage commun. Et s’ils s’asseyaient ensemble dans l’arène, ils ne verraient pas la même chose.
La corrida, on l’aime ou on la combat
Pour les uns, la corrida est une barbarie, la mise en scène d’une insupportable cruauté à l’égard des animaux. Michel Onfray, que nous remercions d’avoir accepté de tenir ici la plume de l’opposant (et du minoritaire), n’y voit que la célébration du sadisme, la jouissance de faire souffrir et de tuer. Pour les autres, c’est un art qui tutoie le sacré (c’est bien le moins), un rituel qui renoue avec le combat mythologique entre l’homme et la bête. Les premiers voient dans le taureau une victime sans défense, les seconds l’image même de la vaillance.
Il serait presque inquiétant que la corrida ne tourmente aucune conscience. Que l’art aille jusqu’à ôter la vie à un être vivant, que la violence puisse être un spectacle, cela ne va pas de soi. Encore moins à une époque qui a fait de la vie biologique la fin et non le moyen de l’existence humaine. Par ailleurs, on peut se réjouir que la souffrance animale devienne une préoccupation centrale, et on le ferait encore plus si cela mettait fin aux fermes des mille vaches et autres exploitations industrielles de bêtes machinisées. Enfin, si la civilisation va de pair avec la domestication de la violence, sinon sa disparition, il y a bien quelque chose de scandaleux en même temps que d’archaïque dans la glorification d’une violence gratuite, « évitable » dirait-on maintenant. C’est peut-être dans ce scandale que réside la beauté. Comme Frédéric Ferney, on peut, sans être aficionado, être séduit et troublé par le drame qui se joue dans l’arène. Il en va de la corrida comme du mystère de la foi. On l’a ou on ne l’a pas. Mais on peut être incroyant sans vouloir détruire les églises.
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En attendant, pourquoi s’aventurer sur ce terrain miné, et pourquoi prendre parti ? La première raison, c’est le hasard. Au printemps 2020, mon ami Yannis Ezziadi, jeune comédien et auteur trop rare de Causeur, est entré en tauromachie : ça a commencé avec Montherlant, me semble-t-il, puis Jean Cau, Cocteau, beaucoup d’autres. Après les livres, il a dévoré des vidéos. Enfin, il est allé à la rencontre du monde taurin, pas seulement en assistant à des corridas, mais en visitant des élevages, en rencontrant connaisseurs et amateurs. Il est revenu plein d’une flamme nouvelle, comme abreuvé à une source de joie accessible seulement aux initiés, mais dont on perçoit la lumière dans son récit.
Un spectacle ridicule ou bouleversant?
La corrida défie l’entendement. Comment le même spectacle peut-il être ridicule (au mieux) pour Michel Onfray et bouleversant pour tant d’autres ? L’impétueux Rudy Ricciotti rappelle que, pour les millions d’aficionados qui, de Mexico à Madrid, de Nîmes à Béziers, vibrent et font silence à l’unisson, la corrida est une partie de leur identité. Peut-on les réduire à une foule de sadiques ? Et si la ferveur populaire ne suffit pas à faire naître le doute, la litanie des artistes qui ont vu, un jour de corrida, quelque chose de plus grand qu’eux, invite à l’humilité ou au moins à la curiosité.
Le taureau qui combat jusqu’à la mort est-il le jouet malheureux de passions tristes ou accomplit-il, comme l’écrit Ezziadi, sa nature profonde ? On doit pouvoir poser la question. Le tribunal de Béziers y a récemment répondu, en déboutant la SPA de sa plainte contre le torero Sébastien Castella, la ville de Béziers et l’éleveur Robert Margé pour cruauté envers un animal. Dans son jugement, rendu le 5 mai 2021, il observe que les éleveurs sélectionnent « les caractéristiques attendues d’un taureau se présentant à la corrida : agressivité, morphologie, bravoure, type de galop, type de charge », mais que « l’élevage apparaît en réalité beaucoup plus respectueux de l’animal tant dans le rapport à l’homme que dans la nourriture apportée, les soins prodigués que pour la plupart des animaux de consommation humaine. »
Cependant, pour les minorités actives qui se font gloire de ne jamais avoir assisté au spectacle qu’elles dénoncent, la corrida n’est pas une création humaine critiquable, elle est une cause incontestable, l’un des articles de la panoplie progressiste. En Amérique du Sud, elle est dénoncée comme un héritage du colonialisme. On nous rétorquera que la corrida appartient à l’attirail réac des survivances absurdes. Simon Casas, pape de la tauromachie en France et en Espagne, affirme que la corrida a signé sa rupture avec l’époque. De fait, quand on n’aime pas la nouvelle condition humaine, délivrée du tragique et de l’histoire, on a envie d’aimer la corrida.
De plus, de même que les défenseurs de la tolérance font preuve d’une intolérance fanatique, nombre de contempteurs de la violence tauromachique s’autorisent une violence verbale sans limites, comme si leur amour des animaux justifiait la haine des hommes. Montherlant ne s’y était pas trompé, écrivant, en 1929, dans une préface adressée au président Doumergue, que Jean-Claude Barat nous a généreusement autorisés à publier :« La bonté est comme beaucoup de produits : la vraie guérit, les contrefaçons peuvent tuer. »
Trop crue, trop violente, trop sacrée
Les anti-corridas ne tuent pas certes, ils hurlent et huent. Ils ne livrent pas un combat à la loyale, ils réclament une mise à mort. D’ailleurs, comme les adversaires de la prostitution, ils se qualifient d’abolitionnistes. La différence, c’est qu’eux pourraient bien réussir.
Ils invoquent volontiers la démocratie (qui les embarrasse moins quand il s’agit de politique migratoire). Selon le baromètre IFOP/Fondation 30 millions d’amis de janvier 2021, 75 % des Français sont favorables à la prohibition totale de la corrida ou a minima à son interdiction aux mineurs (contre 50 % en 2007). Pour autant, ils sont rarement plus de quelques dizaines à se déplacer pour manifester. Et sur le site de l’Assemblée nationale, la pétition réclamant l’abrogation de l’article 521-1, alinéa 7 du Code pénal, qui autorise les spectacles taurins avec mise à mort lorsque existe une « tradition locale ininterrompue », n’a recueilli que 4 354 signatures, bien loin des 400 000 dont se prévalent les associations.
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Pour l’instant, les parlementaires et la Justice tiennent bon, continuant à accorder aux villes taurines le bénéfice de cette exception culturelle. Reste que sur les huit pays autorisant encore la corrida, certains, comme le Venezuela, la Colombie et l’Équateur, avancent à grands pas vers la prohibition. En Espagne même, relate Nicolas Klein, elle est déjà interdite dans plusieurs régions pour cause…d’hispanité.
La corrida est sans doute condamnée : trop crue, trop violente, trop sacrée peut-être, elle insulte à la fois la sensiblerie et l’utilitarisme contemporains. Avec elle disparaîtra encore, avec l’ultime témoignage d’un courage confinant à l’absurde, l’un des précieux fils qui nous relient au passé. Si nous ne pouvons pas la sauver, sachons au moins la pleurer.