Une tribune de Jean Lévy, ancien conseiller diplomatique de François Mitterrand, ancien ambassadeur de France
Règle du jeu des relations internationales depuis la seconde moitié du XXe siècle, le multilatéralisme est de plus en plus remis en question par des stratégies solitaires et concurrentes de la part de plusieurs États. Si nous voulons affronter les immenses défis que nous réserve l’avenir, il nous faut revenir à un multilatéralisme partagé, à l’image de la tradition française, ou encore canadienne ou kazakh.
« Plus jamais ça » : timidement esquissés à partir du XIXe siècle et des prémisses de la Révolution industrielle et d’une mondialisation qui ne disait pas encore son nom, les instruments du multilatéralisme ont connu une popularité grandissante au lendemain de la Première Guerre mondiale. La crainte du nationalisme et de revivre la « Der des Ders » a incité les États à introduire, dans leurs relations, de nouvelles règles de conduite garantissant la sécurité collective, la paix et la prospérité. Successeurs de l’éphémère Société des Nations (SDN), de nouveaux cénacles – ONU, FMI, OMC, etc. – voient alors le jour, édictant des normes, traités et conventions supposés pacifier les rapports entre puissances et éloigner, par la négociation, l’entraide et le droit, la perspective de conflits meurtriers.
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Indissociable d’une certaine forme de pacification à l’œuvre au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les outils du multilatéralisme ont plutôt bien servi l’humanité et réduit drastiquement l’intensité de conflits armés sur la planète. Mais aujourd’hui, cette philosophie politique est mise à mal. A commencer par les États-Unis sous l’ère Trump. Les Américains ont depuis tourné la page de l’« America First », Joe Biden « l’endormi », comme le qualifiait son adversaire au cours de la campagne présidentielle, semble s’être réveillé : en remettant sur la table le multilatéralisme onusien, en qualifiant Vladimir Poutine de « tueur », en refusant la réintégration de la Russie dans le G7 ou en pointant du doigt la responsabilité du prince héritier saoudien, Mohamed Ben Salmane, dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, l’hôte de la Maison Blanche signe le retour d’une diplomatie américaine offensive et respectueuse de la démocratie représentative et des Droits de l’Homme.
Remise en cause du multilatéralisme par la Chine et la Russie
Loin d’avoir été mises en sourdine par la crise sanitaire, les tensions diplomatiques sont en effet montées d’un cran entre des grandes puissances fragilisées par la pandémie de Covid-19 et ses conséquences. La recherche effrénée de vaccins, la production sur leur territoire des précieuses doses et la gestion des stocks sont utilisées, tant par la Chine que les Etats-Unis, en passant par la Russie ou l’Europe, comme autant d’armes de « soft power ». Une diplomatie vaccinale qui a attisé les tensions entre grandes capitales, déchirées entre leurs obligations vis-à-vis de leurs propres populations et leurs promesses d’assistance envers leurs voisins et partenaires ainsi que les pays en développement. Pourtant, l’action concertée dans le domaine de la santé publique mondiale améliore l’efficacité politique.
Provisoirement reléguées face à la tempête sanitaire, les questions géopolitiques plus traditionnelles font elles aussi leur retour dans les câbles diplomatiques. La tension est ainsi montée d’un nouveau cran entre Bruxelles et Pékin à propos du traitement de la minorité Ouïghour, dans la province chinoise du Xinjiang : pour la première fois depuis 1989, l’Union européenne (UE) a sanctionné en mars plusieurs responsables chinois, entrainant une réponse musclée de l’Empire du Milieu, qui a, à son tour, ciblé plusieurs personnalités européennes. Signe d’une cristallisation des positions, l’ambassadeur de Pékin à Paris, qui avait traité un chercheur français de « petite frappe » et de « hyène folle » sur le réseau social Twitter, a été convoqué par le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. « L’Europe n’est pas un paillasson » a, de son côté, réagi le secrétaire d’État aux affaires européennes, Clément Beaune. Quant au Vieux continent, justement, ses États membres se déchirent sur leur stratégie vaccinale et se sont résolus, mais seulement du bout des lèvres, à renforcer le mécanisme de contrôle des exportations de vaccins hors-UE – en particulier vis-à-vis de leur ancien partenaire anglais.
La multipolarité anarchique ne suffit pas dans un monde multipolaire
À long terme, aucun pays n’a à gagner à ce retour de l’unilatéralisme. Il nous faut revenir aux outils d’un multilatéralisme partagé, que ce soit en matière sanitaire et géopolitique, mais aussi économique. Une philosophie qu’affectionnent particulièrement les puissances dites « moyennes », car elle impose un cadre aux visées hégémoniques des superpuissances. À l’image de la France, et de sa longue tradition diplomatique, préférant la voie du multilatéralisme à « la loi du plus fort ». Ou à l’image du Canada, appelant régulièrement par la voix de Justin Trudeau à réparer ce que ce dernier appelle un « système brisé ». « Au lieu de croiser les doigts en espérant que les grandes puissances comprennent, voyons ce que nous pouvons faire et faisons la différence ensemble », plaidait-il à l’Assemblée générale de l’ONU depuis son bureau à Ottawa en septembre 2020. Ou enfin à l’image d’un pays auquel on doit s’intéresser, le Kazakhstan, autre puissance moyenne située au carrefour de l’Europe et de l’Asie, premier pays de l’ex-URSS à présider l’OSCE et seul pays d’Asie centrale à avoir signé un accord de partenariat avec l’Union européenne. Particulièrement actif aux Nations-Unies, le Kazakhstan est à l’origine de la déclaration d’Astana, qui a débordé les chancelleries occidentales sur la question syrienne. Une foi dans le multilatéralisme porté par le nouveau président Kassym-Jomart Tokayev, lui-même ancien diplomate de carrière.
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Le 7 mai 2021, au Conseil de Sécurité de l’ONU, Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État auprès du Ministre des affaires étrangères français, résumait les forces et les faiblesses du système onusien. Si le droit international et la diplomatie multilatérale ont permis d’obtenir de grands succès, comme le nucléaire iranien ou l’Accord de Paris sur le climat, ils se sont montrés plus impuissants sur la question syrienne, notamment à cause du droit de veto des membres permanents du Conseil de sécurité, facteur récurrent de blocage, notamment lorsque des crimes de masse sont en cours.
Nous voici donc aujourd’hui revenu à une nouvelle crise du multilatéralisme : si, en 1945, les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale en avaient une vision commune et universaliste, ce multilatéralisme se trouve aujourd’hui, comme au temps de la guerre froide, de nouveau mis à mal.
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