En juin, l’œuvre de Frédéric Dard sera célébrée en librairie comme le saucisson brioché en cuisine
On revient toujours au commissaire San-Antonio ! Par curiosité et par quête de(s) sens. Aussi, par amertume. Son œuvre-boussole indique toujours le Nord. Le goût du sang mêlé à la fesse et à la farce, voilà la véritable recette lyonnaise à l’usage des rieurs. Chez Frédéric Dard (1921-2000), la noirceur était plus éclatante qu’ailleurs, le désenchantement persifleur, rigolard, salace et putride, sa façon de dauber la vie, sa manière de repousser la fatalité. Car, le malheur rôde. Il a toujours été là. L’auteur le savait.
L’histoire l’a prouvé. Alors, soit on s’accommode du fracas, soit on décide d’écrire, par superstition et désœuvrement. Le courage et l’inconscience, la prétention et l’abandon, la folie et la rigueur sont autant de qualités nécessaires pour entamer une carrière dans les belles lettres. Dans chaque écrivain sommeille un fanatique ; un croyant ayant perdu la foi, un dictateur préférant l’encre aux armes, un homme perdu, sans aucune attache.
Oreille musicale
Écrire, c’est exagérer, salir, transformer, expulser, faire péter toutes les convenances et goder la France. Sans talent et oreille musicale, cette opération peut vite s’avérer suicidaire ou grotesque. Seul le style sauvera l’impétueux qui a créé son monde-miniature de sa chambre à coucher. Prisonnier des griffes de sa machine à écrire, Dard en avait sous le pied. Godasse de plomb. Le surnom donné jadis au pilote de Formule 1 Jean-Pierre Jarier, lui irait aussi comme un gant. Car il faisait valser les caractères d’imprimerie, se jouant de l’orthographe et de la ponctuation, cravachant les virgules, chuintant les expressions les plus familières et débordant toutes les Académies par sa fringale de locutions imagées et détraquées. Il malmenait, chahutait, pressait cette bonne vieille langue française pour qu’elle extraie enfin sa pulpe vengeresse et exhale un fumet obsédant.
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Cette rombière, pas habituée à des secousses aussi frénétiques, en redemandait. Durant toute son existence, Dard a lutté avec les mots pour qu’ils carillonnent à leur juste mesure, comme avant lui, Céline, Rabelais ou Queneau. Il a abondamment sué pour que la phrase bandante et aguicheuse tienne ses promesses d’un soir et pour que tous les lecteurs du commissaire apparu en 1949 se régalent d’une telle débauche verbale. Réveiller le lecteur dans le métro qui rêvasse à une hypothétique promotion ou au décolleté ravageur de la nouvelle chargée du recrutement, ça nécessite plus que du savoir-faire, le génie y a sa part de responsabilité. La littérature n’est pas cette dame patronnesse que les khâgneux entourent de tant de prévenances, elle est instable, étrange, garce et blessante par nature. Dard était son amant infatigable.
Artilleur priapique
Gloire donc à cet artilleur priapique et exégète de la bête à deux dos. Durant tout le mois de juin, la statue du créateur de Sana sera remise au centre du village France. Nous lui devons bien ça. Sa prose n’a rien perdu de sa force tellurique, alors qu’autour de nous, les pisse-froids règnent en maîtres pudibonds et que l’esprit des Pieds Nickelés disparaît peu à peu. Quoique la technostructure sanitaire actuelle entretienne les mêmes rapports fluctuants avec nos libertés que nos trois acrobates du coup fourré. Le 29 juin, nous célébrerons le centenaire de sa naissance à Bourgoin-Jallieu, mais avant ça, sa disparition, le 6 juin 2000 en terres helvètes, sans oublier l’arrivage (17 juin) du tome 21 de la collection Bouquins (Robert Laffont) dont François Rivière est le préfacier et le passeur inestimable. Faut-il l’avouer, il y a un plaisir jouissif de retrouver Sana et Béru en vacances ou en week-end, dans une maison de campagne.
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Même si l’on n’a pas fréquenté ces deux-là depuis plusieurs années, si on les a un peu abandonnés dans une bibliothèque, leurs aventures ont quelque chose de follement rassurant. Notre identité longtemps recherchée se niche entre ces lignes. Comme si nous effectuons un voyage dans le passé, où les mots reprenaient leur liberté et leur dinguerie, où les ligues de vertu ne nous oppresseraient plus, où la gaudriole s’érigerait en monument de la littérature décorsetée. Comment résister aux envolées dardantes dans « Les prédictions de Nostrabérus » sorti en 1974 : « C’est la souris nordique dans toute son apothéose. Une espèce d’aurore boréale avec un dargif qui ferait bander un arc de cercle arctique ».
San-Antonio Tome 21 – Bouquins – Robert Laffont