Pourquoi relire Conrad ? Pour respirer l’air du large et pour se faire peur. Pour le plaisir ! Et ne serait-ce que pour répondre à cette question : qu’est-ce qu’un écrivain métaphysique ?
Un aimable skipper à l’encre bleue ? Non, je le vois comme un sphinx. Un petit-cousin de Stevenson du côté de l’obscur, et qui s’accointe aux énigmes, aux premiers émois, aux ardeurs juvéniles. Il court sur Joseph Conrad une promesse d’îles, une rumeur de périple et d’or perdu qui vous submerge comme une vague. Sans parler de ces mots qu’il sème dans ses phrases comme des cailloux enchantés : amers, amures, beaupré, ralingue, brion, brigantin, chouque, suroît, estrope, wharf !
Des histoires d’honneur, des défections, des idées fixes, des errances éperdues, des naufrages. Des ovations soudaines, des clameurs muettes, des relents de goudron et d’épices. Des fleuves noirs, des peaux brunes, des fièvres. Un vent des tropiques, brrr ! coupé par les glaces du Titanic.
On sait tout de suite qu’on n’est pas dans un roman de François Mauriac ou de Jacques Chardonne. Avec Conrad, tôt ou tard, ce sera panique à bord, et on aura le mal de mer. On s’échappe, on s’échoue, on se dépayse. On est emporté non pas dans un pays inconnu ni même sur une autre planète, mais dans un abîme intérieur, au cœur des ténèbres ; et l’on apprend qu’il y a une ivresse dans l’effroi.
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Fils d’un insurgé polonais en rébellion contre le tsar, élevé par un oncle, Conrad s’engage à 17 ans dans la marine marchande britannique ; il ne parle alors que quelques mots d’anglais. Vingt ans plus tard, il écrit en anglais son premier livre, La Folie Almayer, qui est déjà l’histoire d’une malédiction. S’il est devenu entre-temps citoyen britannique, sa patrie, c’est l’océan. Ce n’est pas un écrivain qui voyage, c’est un marin qui raconte, et qui se réjouit des écueils : il nous parle moins de la mer que de la solitude, des poisons nocturnes qui irriguent la mémoire, et de la panique qui s’ensuit.
Cela suffit à le distinguer du capitaine Haddock.
Sur une photographie datée de 1923, un an avant sa mort, accoudé au bastingage d’un transatlantique, le SS Tuscania, accostant à New York, Conrad pose avec une élégance lasse et rêveuse. Belle tête de père noble en col dur. Chapeau melon, gants, canne à pommeau, barbiche d’officier ou de professeur. Ni un clochard céleste à la Kerouac, ni un baroudeur à la Cendrars. On dirait un collègue d’Aristide Briand en mission diplomatique pour la SDN.
Pas commode, le pépère.
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En France, Joseph Conrad a bénéficié d’un parrainage précoce. Gide se souvient d’un déjeuner à Paris, en 1911 : « … comme je ne sais quel convive parlait avec enthousiasme de Kipling, Claudel eut un sourire dédaigneux et jeta le nom de Conrad. “Que faut-il lire de lui ?” demanda quelqu’un. “Tout”, dit Claudel », qui a la passion de l’Orient et vient d’achever Partage de midi. Gide, pourtant peu enclin à s’émouvoir, sera conquis et traduira Typhon en français. « Ce que j’aimais le plus en lui, écrit-il, c’est une sorte de native noblesse, âpre… et quelque peu désespérée, celle même qu’il prête à Lord Jim. »
On peut toujours, si on en a les moyens, s’offrir les œuvres complètes de Joseph Conrad en cinq tomes dans la Pléiade. Ce nouveau volume – présenté amoureusement par Dominique Le Brun sous le titre Le Romancier de la mer – a le mérite, dans l’allure d’une petite anthologie et dans un format accessible, de placer l’auteur dans une autre lumière. Il comprend : Jeunesse, La Miroir de la mer, Le Nègre du Narcisse, Lord Jim et Le Frère-de-la-Côte. Ce n’est pas un mauvais choix.
Chez Conrad, on reconnaît le héros à la noblesse désespérée de ses refus et à la beauté vaine de son sacrifice. Je n’oublie pas qu’il est l’auteur de Nostromo, le roman le plus fou du xxe siècle – le plus ample, « le plus anxieusement médité », le plus hermétique aussi qu’il ait écrit. Le cinéaste Joseph Losey qui essaya en vain de l’adapter au cinéma prétendait qu’on ne pouvait le lire que si on l’avait déjà lu !
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Né en 1857, Conrad semble entrevoir les désastres d’une histoire qu’il n’a pas connue : dictatures, guerres, génocides. Kipling et Stevenson sont d’un autre temps. Conrad, lui, est déjà du nôtre, compromis dans le désenchantement du monde. Il dénonce au Congo la cupidité et les crimes des colons à une époque où la plupart des Européens sont aveugles. S’il navigue à la croisée des derniers grands voiliers et des premiers vapeurs, il ne croit au progrès que dans une forme consubstantielle au cauchemar.
Car le thème dominant, sorcier, obsessionnel, chez Conrad, c’est la peur : « Un homme peut tout anéantir en lui, l’amour, la haine, la foi, et même le doute, lit-on dans Un avant-poste du progrès ; mais aussi longtemps qu’il s’accroche à la vie, il ne peut anéantir la peur. » Conrad sait de quoi il parle, il s’épuise à nommer ce tumulte qu’il détecte au plus profond de son corps : « Vous savez, écrit-il à son éditeur et confident Edward Garnett en 1898, comme il est désagréable de sentir son foie et ses poumons. Eh bien, je sens mon cerveau… Mon histoire s’y trouve sous une forme fluide – qui m’échappe… Tout est là – sur le point d’éclater, mais je ne peux pas plus la saisir qu’on ne peut retenir une poignée d’eau. »
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De sa voix mortelle et douce, Virginia Woolf qui n’était pas si gentille, étant si triste, a accusé Conrad d’écrire l’anglais comme une vache espagnole et de sombrer dans le mélodrame. Je ne lui ai jamais pardonné, à cette pimbêche neurasthénique, qui n’avait jamais vu la mer que du haut d’un phare. Pourquoi relire Conrad ? Pour le plaisir bien sûr, mais aussi pour répondre à la question : qu’est-ce qu’un écrivain métaphysique ? Avant lui, il y a Dante, puis Emily Brontë et Melville. Après lui, il y aura Hermann Broch et Musil.
Et puis c’est tout.
Joseph Conrad, Le Romancier de la mer : romans et souvenirs (prés. Dominique Le Brun, trad. G. Jean-Aubry), Omnibus/Presses de la Cité, 2021.
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