Accueil Économie Quarante ans de « Quoi qu’il en coûte »

Quarante ans de « Quoi qu’il en coûte »

Après l’argent magique, la comptabilité façon Houdini?


Quarante ans de « Quoi qu’il en coûte »
Le ministre de l'Économie Bruno Le Maire, lors d'une visite sur le site d'ArcelorMittal à Fos-sur-Mer, près de Marseille, 26 mars 2021 © Christophe SIMON / AFP

En dépit des signaux adressés à destination de Bruxelles, la distribution massive d’argent public ne s’arrêtera pas avant mai 2022. Tradition nationale, la gestion dispendieuse coïncide désormais avec l’intérêt bien compris du futur candidat Emmanuel Macron.


Bruno Le Maire, entouré des meilleurs experts de Bercy, a pris un engagement qui fera date pour tous les Français, notamment ceux sensibles à l’humour : la France, promet le ministre, va arrêter la course au surendettement autour de, disons (en gros, hein)… 2030 – soit tout de même trois ans après la fin du deuxième mandat de l’« ultralibéral » Emmanuel Macron. Un éclat de rire bienvenu dans la grisaille pandémique, que l’on doit à un rapport de Jean Arthuis remis mi-mars au gouvernement. Ce travail d’ampleur servira non seulement à caler un meuble à Matignon, mais éclairera les générations futures sur la malice de tous les Buster Keaton de la haute fonction publique.

L’objectif affiché par Bercy n’en demeure pas moins, hélas, de refermer la parenthèse enchantée du « quoi qu’il en coûte », une trêve ouverte en Europe à l’occasion de la crise du Covid, mais effective en France depuis un peu plus longtemps – mai 1981, quarante ans tout de même, ça file ! Quelles qu’aient pu être en effet les intentions des successeurs de François Mitterrand, tous ont laissé au suivant toujours plus de dettes, de déficits, de dispositifs sociaux aussi généreux que financés à crédit. Deux axiomes, partagés par toute la classe politique, résument la doctrine budgétaire hexagonale. Primo, on ne réforme pas en période de crise – ce serait trop brutal (méthode Sarkozy reprise par Macron). Deuxio, quand ça va un peu moins mal, on ne réforme pas non plus, puisque précisément (couillon) ça va mieux – approche jospino-chiraquienne. Ce socle théorique robuste, affiné à la marge par tous les partis – les différentes oppositions se contentant de déplorer que l’on n’en fît jamais assez –, obtient régulièrement l’assentiment de Français hostiles à toute logique comptable. Ouverts au compromis, certains électeurs se révèlent toutefois favorables à des économies, à condition qu’elles ne les concernent sous aucun prétexte. Dans l’ensemble, écœurés par les salaires des traders (mais pas par ceux des footballeurs), ils ont intégré qu’aux séismes économiques de 2008 et 2020, les puissants ont répondu par l’injection de milliards par milliers – preuve à leurs yeux que, d’un point de vue doctrinal, du pognon, il y en a. Conscients du poids de la France au sein de la zone euro et du chantage récurrent que le too big to fail gaulois fait peser sur elle, ils ont donné à leurs représentants un mandat clair : que rien ne change jamais vraiment. Et ça marche.

La gabegie est partie intégrante du contrat social français

La gabegie constitue en effet une des valeurs sacrées de la République, placée sous le haut patronage du Conseil national de la Résistance, dont le programme « Les Jours heureux » offre une ombre tutélaire et interventionniste inattaquable. Le modèle social français repose ainsi sur un triptyque simple : dépenser, claquer, flamber. À gauche, l’impéritie s’est révélée constitutive de son ADN, aucun souci de ce côté-là. On se souvient de l’hystérie provoquée par le débat sur l’identité nationale, un questionnement auquel certains avaient répondu « l’identité française, c’est la sécurité sociale », autrement dit, un coffre-fort (dé)garni en libre-service. Les électeurs n’ont au demeurant porté la droite au pouvoir que pour lui confier leur sécurité. Ils lui ont en revanche toujours interdit concrètement de mener à bien une quelconque réelle politique d’« austérité » – terme à connotation désastreuse qu’un communicant inspiré aurait pu travestir en « rebond » ou « sauvetage ». Entre « Les Jours heureux » et l’« austérité », le match est plié d’avance.

À lire aussi : Suez/Véolia, une affaire française

Les tenants de quatre décennies de « quoi qu’il en coûte » ne manqueront pas de souligner l’éclatant succès de leur constance dépensière. Au chômage de masse près (un détail), la France ne s’est pas écroulée et fait encore partie de la zone euro – une monnaie forte distribuée, entre autres, à hauteur de 17 milliards à nos Gilets jaunes. Une politique du chéquier ouvert, plébiscitée par les millions de fonctionnaires, employés publics, retraités, chômeurs, allocataires divers (ainsi que leurs proches), bataillons synonymes de gros ennuis pour tout gouvernement trop téméraire. Il y a d’ailleurs toujours une élection à gagner, surtout depuis l’instauration du quinquennat. Voilà trente ans que la France promet à ses voisins européens de revenir (vaguement) dans les clous et qu’elle n’y parvient pas, car elle ne le peut, ni surtout ne le veut. Depuis le 21 avril 2002, bonus appréciable, menacer nos partenaires de voir arriver un ou une Le Pen à l’Élysée suffit généralement à calmer tout ce petit monde à Bruxelles.

Les Français se soucient des déficits comme de leur premier masque

Sans surprise donc, les Français partagent ce sentiment d’innocuité apparente des déficits et de la gestion calamiteuse des deniers publics. Accoutumés à des taux de chômage honteux, sacrifice auquel la gauche consent au prétexte qu’elle ne veut pas de « petits boulots » (tout en se faisant livrer des sushis par les esclaves de Deliveroo), la France erre, insensible aux dilapidations endémiques. Les ravages du poison apparaissent pourtant dès qu’une comparaison internationale livre son verdict (PIB par habitant, croissance, classement PISA, etc.), mais ils sont ignorés ou traités comme des fake news. Moment de vérité ultime manqué, la Bérézina du Covid n’a pas réussi à ébranler l’édifice bureaucratique de la santé publique. Bien au contraire, la crise sanitaire figure le triomphe de l’approche budgétaire tricolore. Du FMI à la BCE en passant par la Fed, tous pressent les États d’investir, de dépenser, de s’endetter, « à la Française » en somme. Même les Teutons participent à la fête, alors qu’on ne les y voyait jamais.

L’incontestable expertise française a alors éclaté aux yeux du monde. Elle a su s’appuyer sur une administration toute à sa joie de revenir à ses fondamentaux, synthèse parfaite de deux rois, Crésus et Ubu. Nos ronds-de-cuir ont sans peine trouvé les dizaines de milliards nécessaires à la fermeture des coiffeurs, des librairies ou des merceries (hauts lieux de contamination). Mais pas les 500 millions que les Britanniques ont, eux, mis sur la table de Valneva, biotech nantaise qui aurait développé un vaccin contre le Covid (si l’on en croit la perfide Albion). Là, nous marquerons une pause pour plaindre nos amis anglais d’avoir suivi ce demi-fou de Boris Johnson dans sa fuite du paradis européen. Bref, dopés au principe de précaution, des Courteline 2.0 ont mis en place des aides à destination de chacun des martyrs, non du Covid, mais de la politique anti-Covid. Ainsi, pour évaluer les séquelles post-traumatiques du confinement, un ado peut dorénavant consulter gratuitement un psy. Ante Covid, on cherchait des victimes à indemniser. Désormais on crée dans le même mouvement et la victime et l’alloc’. Dire qu’il y a des salauds pour décrire le système comme inefficace !

Pour tous les drogués de la dépense publique, le shoot du Covid restera un trip dont ils se souviendront longtemps, et on voit mal comment les convaincre de la nécessité de refermer les vannes de l’argent magique. Ce n’est pas au moment où le monde entier se pique que le vieux toxico à béret va décrocher. Surtout à un an d’une élection majeure (couillon).

Le spectre de l’inflation hante Berlin et Bruxelles

Malheureusement pour lui, dans des contrées frontalières où équilibrer un budget n’est pas d’emblée perçu comme une menée fasciste, on commence à s’inquiéter des conséquences de ce déluge de milliards d’euros ou de dollars déversés sur l’économie. Quelque chose qui pourrait ressembler à une incontrôlable hausse des prix. Conséquence mystérieuse de la mondialisation, l’inflation a en effet disparu de nos vies quotidiennes, une absence lisible dans les taux d’intérêt historiquement bas qui en sont le pendant. L’inflation pointe cependant son nez (son cap, sa péninsule) au moment de se loger. La hausse spectaculaire de l’immobilier illustre parfaitement la mécanique des bulles spéculatives, intimement liées aux taux dérisoires auxquels les États s’endettent. C’est parce que laisser son argent à la Caisse d’Épargne ne rapporte rien que tous les milliards du monde servent à acquérir des actifs « réels » : immobilier, actions, Porsche, montres de collection, etc. On peut ainsi gagner 20 000 euros en cinq ans en se donnant la peine de conduire une 911 le week-end. Toutes les familles solvables (et même celles qui ne le sont pas vraiment) peuvent trouver une banque pour acheter un appartement. Et comme toutes les familles solvables en cherchent un (ou plusieurs pour les plus riches), les prix montent, à la satisfaction des propriétaires. Entre les détenteurs de patrimoine et les autres, les inégalités se creusent à vitesse grand V par la magie de taux insignifiants.

Des taux bas favorables aux déficits français comme à la hausse des inégalités

Pour les États les moins endettés, l’avenir passe par une hausse des taux, car elle permettrait de dégonfler les bulles qui se créent partout (pierre, Bourse, bitcoins, œuvres d’art…) en limitant la hausse des inégalités. Elle devrait dans tous les cas intervenir au moindre signe d’emballement des prix à la consommation, un risque désormais réel, pris très au sérieux par l’Allemagne. Que les hedge funds voient cette hypothétique hausse du coût de l’argent d’un mauvais œil, on s’en doute. Mais les actionnaires savent que leurs meilleurs alliés demeurent les États impécunieux, au premier rang desquels on trouve la France. Pour le champion d’Europe de la dette (c’est nous qu’on emprunte le plus, cocorico !), une augmentation brutale des taux tiendrait lieu de nouvelle catastrophe. Savoureux paradoxe, tous ceux qui hurlent à la moindre menace de rigueur budgétaire militent de facto pour les taux zéro et ainsi, à leur insu, pour le creusement des inégalités.

Des pays mieux gérés que le nôtre (il y en aurait) disposent néanmoins d’un moyen efficace de réduire ces inégalités : la hausse des impôts, ce que vient de décider Joe Biden. Hélas, cette souplesse n’est pas de mise chez le champion du monde des prélèvements et de la dépense publique (portée par la grâce de la décroissance covidienne au chiffre soviétique de 65 % du PIB en 2020), où l’augmentation de la fiscalité ne fait pas encore l’unanimité. Comme une espèce de pudeur, surtout, encore une fois, à un an d’une élection majeure (couillon).

À lire aussi : Déficits: le déni français

Qu’on se rassure donc, la sortie de Bruno Le Maire sur la maîtrise de nos déficits n’avait d’autre but que de dispenser la bonne parole à nos amis européens – une parole dont ils ont appris à connaître l’absence totale de valeur. Au Haut Conseil des finances (un machin dont j’aimerais voir les bureaux), on a d’ailleurs jugé ses hypothèses « optimistes » et ses futures économies « non documentées ». Ouf ! Il ne manquerait plus qu’elles le soient. Car il ne faudrait pas non plus que Bruno s’emballe trop sur cette thématique. Le recentrage de Marine Le Pen n’ira pas jusqu’à lui faire jouer les mères la rigueur durant la campagne à venir. Son ignorance en matière économique ne rivalise certes pas avec celle de François Mitterrand. Cependant, les conseillers d’Emmanuel Macron n’ont peut-être pas tous oublié que cela n’avait nullement handicapé l’élection de l’homme de Jarnac. En avril 1980[1], il n’était crédité que de 39 % face à Giscard. Marine Le Pen s’affiche à 45 % – six points de plus…

De là à imaginer que les tombereaux de milliards déversés sur le pays n’ont peut-être pas pour objectif unique des investissements vertueux dans la recherche, les universités ou la transition écologique, il n’y a qu’un pas. À douze mois d’une élection compliquée, notre sémillant président paraît prêt à mettre 17 milliards supplémentaires pour que les Gilets jaunes s’abstiennent de reprendre possession des ronds-points. Sans doute apprendrons-nous un jour qu’il les a déjà budgétés.

Notre ministre serait mieux inspiré – mais on s’agite en coulisses – de négocier une annulation partielle de notre dette, celle détenue par la BCE. Ce simple jeu d’écritures ou un autre du même tonneau (des Danaïdes) s’avérera inéluctable pour toute l’Europe du Sud, France incluse. Car du Finistère au Péloponnèse, secret de polichinelle, on ne la remboursera jamais. Après l’argent magique, la comptabilité façon Houdini – seul espoir à court terme de sauver l’euro, Macron… et le toxico à béret.


[1]. Sondage IFOP (re)paru dans Le Figaro du 20 avril 2021.

Mai 2021 – Causeur #90

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Les soldats coloniaux: des héros oui, mais aussi des salauds !
Article suivant On touche le fond: des bougies à senteur vaginale !
Diplômé d'HEC, il a travaillé de nombreuses années dans la presse ("Le Figaro", "Le Nouvel Obs", "Libération", "Le Point", etc.). Affectionnant les anarchistes de droite tels Jean Yanne ou Pierre Desproges, il est devenu l'un des meilleurs spécialistes de Michel Audiard. On lui doit deux livres de référence sur le sujet : <em>Le Dico flingueur des Tontons</em> et <em>L'Encyclopédie d'Audiard</em> (Hugo & Cie).

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération