« Welcome to Berlin, the new capital of Europe » : c’est ainsi que Gideon Rachman intitulait sa chronique du 23 octobre dans le Financial Times. Est-ce à dire que l’Allemagne aurait annexé l’Europe et transféré sa capitale de Bruxelles vers la grande ville prussienne ? Subirions-nous à nouveau le cauchemar de l’occupation nazie en 1940 ? Ou bien l’honorable chroniqueur se livrerait-il à une facétie de mauvais goût à l’encontre de ses lecteurs ?
Rien de tout cela. L’Allemagne d’Angela Merkel est pacifiste. Les batailles que mènent ses ressortissants sont économiques. Et, présentement, la Chancelière allemande est, du moins en paroles, des plus fidèles au projet européen et au maintien de la monnaie unique. Mais Gideon Rachman n’a rien d’un plaisantin non plus. De retour d’un voyage d’information à Berlin, il entendait porter à la connaissance du public le changement de rapport de forces qui s’est produit à la faveur de la crise de l’euro. L’État allemand se trouve placé en position d’arbitre d’une situation inédite depuis la création de l’Europe.[access capability= »lire_inedits »]Et, de ce fait, c’est à Berlin qu’ont lieu les discussions décisives sur l’avenir du Vieux Continent délabré.
L’imbroglio européen
L’installation de la puissance allemande au cœur du dispositif européen est le pur produit de la crise de l’euro et des choix qui ont été faits, depuis 2010, pour tenter de la surmonter. Elle procède d’un imbroglio qui n’a cessé de s’enchevêtrer au fil des dix-neuf ou vingt sommets qui se sont réunis pour aviser de la conduite à tenir, à partir du postulat que la monnaie unique, objet sacral, devait poursuivre sa course, nonobstant les difficultés sans cesse accrues que son maintien occasionnait.
Nous allons tenter de récapituler les étapes principales qui y ont conduit.
Au départ du projet de monnaie européenne, il y a une idée simple : c’est qu’il faut donner à d’autres pays que l’Allemagne la chance de disposer d’une monnaie de qualité allemande. Toutes les autres considérations du plaidoyer pour la monnaie unique doivent être considérées comme secondaires. Ses promoteurs pensaient que, si des pays comme la Grèce, le Portugal ou la Finlande, sans parler de la France, pouvaient s’offrir désormais le privilège d’une monnaie forte, bénéficiant d’un crédit incontesté, ils avanceraient plus vite vers la prospérité. Raymond Barre, comme Jacques Delors, insistaient, il y a vingt ans, sur cet argument déterminant.
Or, la monnaie unique a atteint son objectif. Les États, les entreprises, les banques et les particuliers de l’ensemble de la zone monétaire unifiée ont pu bénéficier, au bout de quelques années, de conditions d’emprunt égales ou proches de celles consenties à leurs homologues de l’ancienne zone mark. Les agences de notation, les prêteurs et les traders ont souscrit au postulat suivant lequel l’appartenance à l’euro offrait une garantie de solvabilité aux débiteurs.
La réussite du plan initial de l’euro peut être considérée comme déterminante pour son échec ultérieur. Il semble inutile d’insister aujourd’hui sur le surendettement de l’État grec, des banques irlandaises, des entreprises et des particuliers espagnols et portugais, qui a entraîné leur détresse présente. Mais à condition toutefois de rappeler que les dettes ont pu s’élancer vers des sommets à partir des conditions d’emprunt incroyablement favorables ménagées par l’appartenance à la zone euro. Un préjugé doctrinal, partagé par les autorités européennes, les gouvernements, les investisseurs, les agences de notation, les économistes, les journalistes, est au fondement de cette expérience malencontreuse.
Ce point ne nous donne encore qu’un premier aperçu de l’imbroglio. Où sont en effet les dettes disproportionnées contractées par les uns et les autres dans le contexte favorable de l’unification monétaire ? Dans les comptes des agents financiers européens : les banques, les compagnies d’assurances, les fonds de placement. Surtout les banques. Celles-ci ont souscrit sans vergogne les emprunts émis au sein de la zone, quel que fût le débiteur de référence, et quelles que fussent les circonstances. C’est ainsi que les banques françaises n’ont cessé de se procurer des titres de dettes des différents pays de la zone, y compris en 2009, année de leur entrée dans une violente récession. Jusqu’à la révélation de la falsification grecque, ceux qu’on appelle les « investisseurs » ont acheté aveuglément les dettes des pays du Sud comme des pays du Nord.
Quand le premier sommet de crise se réunit en catastrophe, les 9 et 10 mai 2010 à Bruxelles, après que l’ensemble des investisseurs européens a appelé à une action d’urgence le 7 mai, pour parer un nouvel effondrement du crédit, analogue à celui déclenché par la chute de Lehman Brothers, deux options sont ouvertes. La première, recommandée par la médecine financière, consiste à autoriser une banqueroute partielle de l’État grec, afin de réduire drastiquement sa dette colossale, tout en lui offrant la faculté de sortir de la monnaie unique pour rétablir la compétitivité de son économie. Simultanément, il fallait offrir à cet État une assistance financière transitoire pour lui permettre d’attendre le retour de la prospérité favorisé par la dévaluation, assistance qui aurait pu être assortie d’une mise en demeure de remettre en ordre le secteur public. Mais la première option n’a pas été envisagée. Le sommet s’est rallié à une solution paradoxale, consistant à placer l’État grec sous perfusion financière, en réclamant des mesures d’ajustement sévères des dépenses publiques. Autrement dit, on a organisé un nouvel endettement collectif de la zone s’ajoutant aux dettes considérables contractées par ses membres à titre individuel. Et l’on a interdit la mesure d’ajustement monétaire qui aurait rendu efficace le réajustement des comptes publics.
La deuxième option correspondait aux exigences des créanciers. Ceux-ci ne pouvaient plus se délester des titres de l’État grec sans subir des pertes considérables. Mais ils ne voulaient pas, non plus, subir la dépréciation de ces titres et de l’ensemble des créances détenues sur l’économie grecque qui aurait résulté de l’introduction d’une nouvelle drachme, dévaluée de 40% ou 50%. Si l’on réfléchit à ce point, on comprend le caractère fatidique du premier sommet des 9 et 10 mai 2010, qui a orienté toutes les décisions ultérieures touchant l’Irlande, le Portugal, Chypre, maintenant l’Espagne. Sauvegarder les États était la préoccupation affichée dès l’origine, avant que la sauvegarde de l’euro ne devienne l’alibi politique des plans de secours à répétition. Est-il cependant besoin de dire que la préservation des créances de qualité douteuse stockées dans les comptes des agents financiers l’a emporté sur toute autre considération ? Depuis lors, les dirigeants politiques et monétaires de la zone euro s’ingénient à protéger les banques. On peut donc soutenir que ce sommet a représenté une sorte de Munich des détenteurs de la légitimité publique devant des acteurs privés dont la puissance ne justifie pas qu’on les préserve d’une faillite financière engendrée par la faillite intellectuelle et professionnelle de leurs dirigeants.
On a donc fait le choix d’ajouter de la dette à la dette. L’important, à ce stade, est de comprendre que l’accumulation de dettes individuelles et collectives ne débouche pas sur une mutualisation en bonne et due forme. Chaque État continue d’être engagé par ses emprunts propres tandis que les États encore bénéficiaires de la confiance des prêteurs s’engagent formellement dans le cadre du mécanisme de stabilité. Construction baroque qui aboutit à ce que des États, comme la France ou l’Italie, empruntent pour aider les partenaires en détresse, alors qu’ils supportent les fardeaux considérables légués par le passé. Construction dangereuse surtout dans la mesure où les politiques d’austérité menées dans l’ensemble des pays du Sud ont entraîné une rechute économique européenne qui rend encore plus problématique le remboursement des sommes dues.
Or, voici que le choix de sauver l’euro et les banques produit un dernier fruit vénéneux. Les pays dits « du Sud », toujours prisonniers de la nasse de la monnaie unique, se sont résignés à comprimer leurs salaires. La rémunération du travail baisse un peu partout, dans une proportion qui va de 15% à 30%. Ils rétablissent ainsi provisoirement leur compétitivité au prix d’une compression encore plus drastique de leurs demandes intérieures que celle définie par les plans de rigueur officiels. Ce faisant, ils portent atteinte aux débouchés de leurs partenaires de la zone euro jusqu’ici mieux lotis qu’eux. La France subit en ce moment même les effets de ces orientations étroitement liées à la stratégie inaugurée en mai 2010. Nous allons payer d’une deuxième récession aussi sévère, sinon plus, que la précédente, notre action militante en faveur de l’euro et notre soutien caché aux banquiers amis du pouvoir.
Au milieu du sombre paysage qui s’est esquissé ces trois dernières années, l’Allemagne fait figure de forteresse. Elle est le seul grand pays européen à afficher un PIB supérieur − de 2% − à celui de début 2008. Elle a pleinement profité de l’investissement massif des grands pays émergents. Elle a presque rétabli l’équilibre de ses comptes publics. Son chômage a décru avec le secours, il est vrai, de la démographie : ce sont les classes maigres qui entrent aujourd’hui sur son marché du travail. Ses entreprises sont si solides qu’elles semblent pouvoir encaisser une seconde récession.
Mais cette force, qu’elle ne cherche pas à dissimuler, l’expose aux revendications de plus en plus insistantes de ses partenaires en difficulté. Ceux qu’on pourrait appeler les clochards et les éclopés de l’Europe du Sud d’une part, mais aussi la France. Ces revendications prennent deux formes. Ou bien on réclame que l’Allemagne subventionne les États les plus démunis. Ou bien on propose, comme François Hollande, qu’elle se prête à une opération de mutualisation des dettes publiques – par la création d’eurobonds − qui ferait d’elle le garant des dettes européennes, quelle qu’en soit l’origine.
C’est ce à quoi s’oppose Angela Merkel, avec le soutien majoritaire de la population allemande. Engagée dans un programme d’assistance aux pays en faillite, exposée au risque d’un engagement supplémentaire avec l’Espagne en grave difficulté, son premier objectif consiste à limiter la « casse » financière pour le Trésor public allemand. Il lui faut atteindre le rendez-vous électoral de septembre 2013 sans nouveau drame qui verrait l’échec des politiques menées jusqu’ici et la désintégration de la monnaie unique. Son plaidoyer est invariable. Les États en difficulté doivent remettre de l’ordre dans leurs comptes publics et dans leurs économies : c’est le prix qu’ils doivent payer pour le maintien des secours extérieurs. Quant au passage éventuel à une dette mutualisée, il implique que les budgets nationaux soient désormais soumis à la censure européenne, sous le contrôle discret des coéquipiers de la Chancelière.
Angela Merkel a raison. La solidarité doit être consentie, donc négociée. La solidarité contrainte, telle que la préconisent certains économistes français, s’apparente purement et simplement à du racket. Et la mutualisation des dettes appelle logiquement le fédéralisme budgétaire que repoussent les énarques français désireux de rester les gestionnaires des intérêts de leur clientèle politique. La Chancelière pourrait être encore plus sévère à l’endroit de la France, en faisant observer que sa proposition d’émettre des eurobonds revient à fabriquer, avec les dettes publiques européennes, un équivalent des cocktails de dettes privées américaines, baptisés CDOs, qui ont débouché sur la crise financière de 2008. Les eurobonds conjugueraient le subprime rate grec ou espagnol avec le prime rate allemand ou finlandais. Ils incarneraient une nouvelle forme de trucage financier.
Mais Angela Merkel a tort dans sa manière d’avoir raison. Les sacrifices réclamés aux pays dits « du Sud » sont restés inopérants. L’activité économique y décline encore, la consommation mais aussi l’investissement, gage de compétitivité future, y sont en repli, le chômage atteint des proportions qui se rapprochent de celles enregistrées par l’Allemagne, l’Angleterre et les États-Unis durant les années 1930. La stabilisation, possible, se fera vraisemblablement au niveau d’une dépression de l’activité et de l’emploi. Et voici maintenant que la France, premier partenaire commercial de l’Allemagne, est entrée en récession. La question se pose donc d’ores et déjà de savoir si la prospérité germanique pourra se maintenir au sein d’une Europe délabrée, et avec d’autant plus d’acuité que les débouchés nouveaux conquis dans les pays émergents, entre 2009 et 2012, par les entreprises allemandes tendent à plafonner. Bref, la récession guette notre grand voisin.
Angela Merkel a tort encore quand elle laisse planer la faculté d’une sorte de fédéralisme économique européen, sous tutelle implicite de l’Allemagne, en contrepartie de la garantie que son pays offrirait pour la dette à venir des pays de la zone euro. Car la question n’est pas de savoir si l’Allemagne veut, mais si elle peut. Or, sans faire injure à la qualité des entreprises allemandes et du travail allemand, la réponse est catégorique. Non, l’Allemagne n’est pas le géant qui pourrait porter sur ses épaules les nains européens. Il faudrait pour cela une Allemagne de 200 millions d’habitants, voire plus, dotée de surcroît d’une population active s’accroissant au lieu de décliner.
La Chancelière est-elle aveugle au point de ne pas apercevoir ces aspects décisifs pour la position à tenir dans la crise européenne ? Il semble difficile de l’imaginer. Berlin a probablement pris conscience que l’imbroglio financier européen préfigure une impasse économique et politique, que le moment se rapproche de la fin de l’euro et de la fin de l’Europe. La question allemande serait alors d’ordre politique. Conscients de la gravité historique de la crise, les dirigeants allemands feraient tout ce qui est nécessaire pour empêcher que leur responsabilité soit engagée dans un démantèlement du système et que, comme l’a proféré Joschka Fischer, on puisse dire qu’Angela Merkel aura été la troisième personnalité allemande à détruire l’Europe en l’espace d’un siècle, après Guillaume II et Adolf Hitler. Mais ils voudraient maintenir intacts, dans la crise, la solidité financière du Trésor public et la fidélité à l’État de droit incarnée par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Serait ainsi préservée la capacité d’action à venir de la République fédérale, en fonction des circonstances nouvelles qui ne manqueront pas d’apparaître. Cela signifierait aussi que l’Allemagne, estimant avoir retrouvé sa dignité historique, après la terrible expérience nazie et la phase de purgatoire de l’après-guerre, veut pouvoir tenir son rang dans le monde nouveau du XXIe siècle. Avec ou sans l’Europe.[/access]
*Photo : World Economic Forum
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !