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Kropotkine et ses potes


Kropotkine et ses potes

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Souvent, l’anarchisme passe pour une sorte de révolte juvénile liée à une crise d’adolescence prolongée. On arbore le A rouge et cerclé, éventuellement quelques attributs hérités de la contre-culture punk (bracelet clouté, bottines à lacets rouges, coiffure hérissée…), on chantonne l’éternel refrain des Sex Pistols, on confond Bakounine et Potemkine, et puis on passe à autre chose à moins de finir punk à chien… La petite anarchie pubertaire, passée à la moulinette de la culture publicitaire, n’est que le rite de passage à l’âge adulte.

L’anarchisme historique, le vrai, le pur, le dur, c’est une autre histoire ! C’est du sérieux, et ça ne rigole pas ![access capability= »lire_inedits »] Mais son rire est autrement virulent que les ricanements adulescents des anarchistes en herbe. Depuis Proudhon, l’anarchiste originel est plutôt barbu, puritain et grave, et surtout son passage à l’anarchisme signale une pensée devenue adulte − une fois sortie des illusions du pouvoir, de la richesse, de la (bonne) société…

Pour s’en convaincre, il faut relire les Mémoires d’un révolutionnaire de Pierre Kropotkine, récemment édités en français. Né en 1842 dans une famille de la haute et vieille aristocratie moscovite, le prince Kropotkine est très tôt un familier des plus hautes sphères du pouvoir. Élève de la prestigieuse École des pages, il devient intime du tsar Alexandre II, le libérateur des serfs, qui sombra ensuite dans une autocratie de plus en plus paranoïaque. Kropotkine, qui vécut en 1862 l’abolition du servage sur ses propres terres familiales, vit aussi la réaction nobiliaire se faire de plus en plus dure envers toute aspiration, même timide, à plus de justice et de liberté. Kropotkine fait partie de ces officiers émancipés et émancipateurs dont les efforts sincères seront étouffés dans l’œuf. Cosaque de l’Amour, géographe et explorateur, ses longues années sibériennes seront la matrice de sa maturité − passée au feu du désenchantement envers tout pouvoir, quel qu’il soit, de toute façon corrompu et corrupteur. Face à la centralisation croissante et à la mise en coupe réglée du pays par une nouvelle oligarchie, Kropotkine se penche avec passion sur les communes libres médiévales et le communisme rural pré-moderne.

En 1872, lors d’un séjour en Suisse, il adhère à l’Association internationale des travailleurs et se lie à la déjà mythique Fédération jurassienne marquée par la figure de Bakounine. C’est là, à trente ans, qu’il se convertit au « communisme libertaire » dont il sera l’un des grands théoriciens. Revenu en Russie, il se consacre à la diffusion du socialisme, en habit princier dans les salons et à la cour, en costume paysan dans les réunions clandestines. Cette double vie dure deux ans. Arrêté sur ordre d’Alexandre II, il est enfermé dans la vieille forteresse Pierre-et-Paul. Ce sera la première de ses prisons, qui lui inspireront de riches réflexions sur le système carcéral. Au bout de deux ans, une évasion rocambolesque lui permet de se réfugier en Grande-Bretagne, puis en Suisse où il fonde Le Révolté, se lie à Louise Michel, aux frères Reclus (Élie et Élisée). Expulsé en Angleterre, emprisonné en France, entre exils et prisons, manifestations et publications, toute sa vie se confond avec cet âge épique de l’anarchisme, ébullition d’où sortiront aussi bien la « propagande par le fait » d’Auguste Vaillant que le « nudisme révolutionnaire » d’Émile Armand.

Pendant ce temps, en Russie, la pression se fait de plus en plus forte, et les réformateurs acculés, les libéraux rentrés dans le rang, les populistes persécutés laissent la place aux nihilistes et socialistes révolutionnaires, dans un jeu pervers de terreur contre terreur entre cellules terroristes et agents tsaristes. La révolution sera confisquée par ses éléments les plus radicaux, les plus violents. Après quarante ans d’exil, Kropotkine rentre en 1917 en Russie à la faveur de la Révolution de février, qui l’enthousiasme. Il reçoit un accueil triomphal, et refuse un poste de ministre que lui propose Kerenski. Il s’oppose aux bolcheviks, rencontre Makhno, Voline, Shapiro, les grands noms de l’anarchisme russe que le nouveau pouvoir pourchassera et écrasera bientôt. Mis à l’écart après la Révolution d’octobre, il voit sa santé décliner et meurt en 1921. Cent mille personnes accompagnent son cercueil jusqu’au cimetière. La Tchéka surveille de près : c’est la liberté russe qu’on enterre.

Peu avant sa mort, il avait déclaré : « Les communistes, avec leurs méthodes, au lieu de mener le peuple vers le communisme, finiront par lui en faire détester même le nom. » Kropotkine avait près de 80 ans. Anarchiste jusqu’au bout.

Il laisse derrière lui une œuvre riche qui influencera durablement la pensée anarchiste et anarchisante, comme La Conquête du pain (1892), L’Entraide (1902) ou La Grande Révolution (1909) − ainsi qu’une étonnante somme posthume, L’Éthique (1922), hélas inachevée, qui marque un aboutissement théologique de sa pensée et un retour au christianisme.

C’est ce bouillonnement de la grande époque libertaire, auquel il a très activement participé, que tentera de mettre − intellectuellement − en ordre Sébastien Faure (1858-1942) avec des centaines de collaborateurs dans son Encyclopédie anarchiste publiée en 1934 − aujourd’hui en cours de réédition. Sébastien Faure est un des grands noms de la Belle Époque de l’anarchie française. Candidat du Parti ouvrier français de Jules Guesde aux législatives de 1885, l’ancien séminariste se convertit à l’anarchisme en 1888. À partir des années 1890, il devient un véritable tribun de la cause, enchaînant meetings houleux et conférences homériques dans tout le pays. C’est aussi l’ère des attentats, que cristallise la sombre figure de Ravachol. En 1894, Sébastien Faure est jugé lors du fameux « procès des Trente », qui suit l’assassinat du président de la République, Sadi Carnot, par l’anarchiste italien Caserio. Batteur d’estrade, inlassable prédicateur, il sera aussi un infatigable journaliste et éditeur : collaborant aux grands titres de la presse anarchiste, il fonde notamment, en 1895, le journal mythique Le Libertaire. Entre 1904 et 1917, il fonde et dirige l’école libertaire « La Ruche » qui offre un enseignement alternatif à des enfants démunis ou orphelins. Durant la Grande Guerre, il demeure un pacifiste intégral, contrairement à Kropotkine qui, avec le Manifeste des Seize prône, contre le « zimmerwaldisme » de Lénine et consorts, la guerre contre l’autocratie allemande. Faure lance, en 1915, le journal Vers la paix. Convoqué par le ministère de l’Intérieur, il doit jouer en sourdine mais, militant increvable, restera l’anarchiste le plus surveillé de France. C’est pour répondre au caractère scientifique de l’appareil marxiste qu’il lance, en 1930, sous forme de fascicules, l’Encyclopédie anarchiste. Sur les cinq volumes prévus, un seul volume de quatre tomes, le Dictionnaire anarchiste, sortira en livre en 1934.

En 1936, une centurie de la Colonne Durruti portera son nom dans les combats d’Espagne. Pendant l’Occupation, les Renseignements généraux notent qu’il est « déprimé physiquement et surtout moralement ». Il meurt discrètement en 1942. L’anarchie Belle-Époque, en col amidonné et moustaches Napoléon III, a vécu.[/access]

Pierre Kropotkine, Autour d’une vie. Mémoires d’un révolutionnaire, Éditions du Sextant, 2012, 476 pages, 26 euros.

Sébastien Faure (dir.), Encyclopédie anarchiste. A-C, Éditions des Équateurs, 2012, 606 pages, 29,90 euros.

Novembre 2012 . N°53

Article extrait du Magazine Causeur



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