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Feldmarschall le voilà !


Feldmarschall le voilà !

Parmi les brèves de comptoir de Gourio et Ribes, il en est une, délicieuse, qui dit que « l’avantage d’aller en vacances dans le désert, c’est qu’on n’a pas besoin de connaître la langue ! »

Pour la guerre, c’est à peu près pareil: la castagne dans les sables libyens entre des armées modernes n’est pas polluée par la présence inopportune de civils. Dans ces somptueux décors, la guerre peut retrouver sa forme chevaleresque d’affrontement symétrique où les protagonistes possèdent un niveau d’armement et d’organisation équivalents. Les officiers de blindés avancent en tête de leurs troupes, et l’on compte proportionnellement autant de morts chez les généraux que chez les troufions. Comme la présence des juifs dans le désert est quasiment nulle, la Wehrmacht n’a pas à se salir les mains par des exécutions massives tout au long de sa progression.

C’est ainsi qu’est née et que perdure la légende du feldmarschall Erwin Rommel, une figure à part parmi les maréchaux de Hitler, dont l’épopée à la tête de l’Afrikakorps entre 1941 et 1943 est considérée comme un exploit militaire exceptionnel. De plus, sa fin tragique – il fut acculé au suicide par le Führer en octobre 1944 – lui confère un brevet d’antinazisme autorisant la perpétuation de son culte chez les anciens combattants de la Wehrmacht comme dans la nouvelle génération de la Bundeswehr.

La biographie que vient de publier le jeune historien québécois Benoît Lemay vient à point pour remettre quelques pendules à l’heure, et nuancer quelque peu la légende dorée construite autour du personnage. Le « Renard du désert » doit en effet autant son image de héros militaire aux services du Dr Goebbels qu’à ses incontestables capacités tactiques sur le terrain. Aux yeux du chef de la propagande du Reich, en plein accord sur ce point avec Adolf Hitler, cet officier qui s’était distingué dès la première guerre mondiale par son héroïsme dans les troupes de montagne représentait le nouveau modèle de soldat que le régime voulait substituer à la vieille caste militaire aristocratique qui dominait encore l’état-major. D’origine souabe, fils d’un professeur de théologie protestante, ne devant son ascension au sein de l’armée qu’a son zèle patriotique et ses qualités physiques et intellectuelles, il était la parfaite incarnation de ce « militaire nouveau » indéfectiblement fidèle au Führer. Pour faire bonne mesure, d’ailleurs, la biographie de Rommel élaborée par les services de Goebbels à l’intention du public allemand lui attribue des origines beaucoup plus modestes que dans la réalité: son père se transforme de professeur en artisan pour exalter encore plus cette ascension d’un homme du peuple.

Ses exploits dans la campagne de France à la tête d’une division de blindés si mobile qu’elle sera surnommée la division fantôme lui ouvrent la porte du Führer en personne, au grand mécontentement de l’état-major. Les gens de Berlin le considèrent en effet comme un ambitieux qui n’hésite pas à se parer des succès de ses subordonnés sans le moindre souci de partager la gloire.

Au départ, la campagne d’Afrique ne devait être qu’un coup de main temporaire donné à Mussolini pour repousser hors de Libye les troupes anglaises qui s’étaient emparées de la Cyrénaïque à partir de l’Egypte. Rommel allait transformer ce théâtre d’action secondaire en épopée personnelle, prenant les choses en mains sans tenir compte de l’obéissance qu’il devait, en principe, au Commando grosso de l’armée mussolinienne…

Cette légende, qui culmina avec la prise de Tobrouk par l’Afrikakorps en juin 1942, et sa percée jusqu’à 150 km du Caire, fut confortée par Winston Churchill. L’homme au cigare était en effet en mauvaise posture devant les Communes en raison des revers répétés subis par les troupes britanniques devant les hommes de Rommel : « Nous avons contre nous un adversaire très audacieux et très habile, et, puis-je ajouter en dépit des horreurs de la guerre, un très grand général », avait-il déclaré pour essayer de calmer la mauvaise humeur des députés qui voyaient déjà Rommel sur le canal de Suez.

Autant le génie tactique du « Renard du désert » est incontestable, autant sa vision stratégique est dépourvue de tout réalisme. Grisé par ses succès et sa notoriété mondiale, il tente, quelques semaines avant le déclenchement de l’opération Barbarossa contre l’URSS, de vendre à Hitler un plan de contrôle total du bassin méditerranéen par les forces de l’Axe, et même une récupération des anciennes colonies allemandes d’Afrique de l’est perdues en 1918…

La suite est connue: le sursaut anglais et l’arrivée de Montgomery à la tête des troupes britanniques arrêtent Rommel à El Alamein et le contraignent à une retraite jusqu’en Tunisie, d’où il fut exfiltré en mars 1943 pour que son image de général invincible ne soit pas ternie par une défaite devant les troupes alliées.

Hitler aurait souhaité que l’Afrikakorps résiste jusqu’à la mort en Lybie puis en Tunisie pour fixer les troupes alliées le plus longtemps possible. La retraite en bon ordre de Rommel constituait à ses yeux une impardonnable tentation défaitiste indigne d’un feldmarschall du Reich de mille ans. Il n’était pas question, pourtant, d’une disgrâce publique, pour pouvoir encore utiliser la crainte que le seul nom de Rommel inspirait à ses ennemis. Mais on se garde bien de lui confier un commandement opérationnel, en Italie ou en France après les débarquements des alliés. Il est simplement le « conseiller » de Kesselring ou de von Rundstedt.

C’est alors qu’intervient l’épisode de sa prétendue participation au complot des officiers contre Hitler du 20 juillet 1944. Rommel a bien été approché à plusieurs reprises par des émissaires des conjurés pour le rallier à leur cause, mais, fidèle au Führer en dépit de sa disgrâce, il n’a jamais donné suite. C’est la mythomanie de l’un des conjurés, von Hofacker, qui était persuadé d’avoir rallié Rommel à leur complot, et la dénonciation du général Hans Speidel qui accréditeront cette légende. Ce dernier, qui devait par la suite faire une carrière brillante dans la Bundeswehr et à l’OTAN était, lui, membre de la conjuration, et réussit à sauver sa peau en déclarant qu’il avait transmis à son supérieur hiérarchique Rommel les informations détenues par lui sur le projet d’attentat, qui n’auraient pas été communiquées à Berlin. Hitler donna alors le choix à Rommel entre être traduit devant le tribunal du peuple, voir sa mémoire et sa famille dévastées, ou se suicider, avoir des obsèques nationales, et assurer une vie décente à sa femme et son fils Manfred, futur maire de Stuttgart. Une capsule de cyanure plus tard commençait la légende posthume d’un nazi sans états d’âmes métamorphosé en victime du moloch hitlérien…

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