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Le dernier des mohicans

"Demi-siècle" de Christian Authier – Flammarion


Le dernier des mohicans
L'écrivain Christian Authier, photographié en 2018 © Johanna Clavel / Flammarion

Christian Authier fait le bilan d’un demi-siècle passé dans les rédactions parisiennes


Hier encore, nous étions jeunes, la plume nerveuse mais ferme, le désir jamais éteint de noircir la page blanche. Chaque jour, nous attaquions un papier, une chronique, un reportage, une critique avec ce mélange d’excitation et d’appréhension qui me rappelle mon premier slow dans un appartement surchauffé d’une sous-préfecture endormie. Arriverions-nous encore à trouver les bons mots, à saisir l’air du temps et donner à nos lecteurs, nos seuls juges de paix, cet article bien balancé ? Cet équilibre précaire entre informer et divertir intelligemment, entre provoquer l’attention et façonner à l’ancienne ces milliers de signes, leur faire expulser un jus nouveau.  Nous avions choisi la presse écrite comme on s’engage dans la Légion étrangère ou dans les Compagnons du Devoir. D’autres plus ambitieux et moins portés sur les chimères ont préféré les bourses asiatiques et les assurances. Aujourd’hui, ils sont rentiers à cinquante ans et nous trimons sur nos claviers. Toujours en retard et déjà surnuméraires à vingt-ans, nous étions les héritiers d’une longue tradition avec l’envie folle de marquer notre territoire. Sans égo, l’écriture est un leurre.

Le rouleau compresseur du progressisme

C’est donc l’humeur taquine, la tête farcie de références, de Kessel à Haedens, de Bernard Frank à Patrick Besson, que nous nous étions engagés dans une profession aussi peu rémunératrice dont l’éclat commençait à s’écailler. Et puis, le journalisme a changé. Il a viré au grotesque, à la farce. Les rédactions sont devenues des ateliers de fact-checking, des start-ups vouées à la digitalisation, l’écrit une vieille pelisse usée, l’habit du monde d’avant à recycler d’urgence. Quand l’indifférence a remplacé l’aigreur, quand le grand professionnel a admis la fragilité de sa situation et qu’il s’en amuserait presque, à cet endroit précisément, au milieu d’une vie professionnelle, l’heure du bilan ou de la liquidation a sonné. Christian Authier se fait mandataire judiciaire d’une débâcle en marche dans son fascinant roman Demi-siècle qui paraît aux éditions Flammarion. Prix Roger Nimier 2006 et prix Renaudot de l’essai 2014, l’essayiste et romancier toulousain nous livre le portrait d’un homme qui voit son monde disparaître. Patrick, héros divorcé de 48 ans, est de ces personnages en voie de liquéfaction qui résiste, malgré tout, au rouleau compresseur du progressisme. Il encaisse les coups sans sombrer totalement dans les inepties de son époque.

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Signature reconnue dans un magazine à fort tirage, éphémère romancier qui s’est offert un succès d’estime quelques années auparavant, c’est-à-dire de bons papiers et quatre mille ventes maxi, pas assez donc pour donner sa démission à son patron ou une impulsion à son existence, Patrick aborde sa fin de carrière avec peu d’entrain. Il ne croit en rien. Il a trop assisté à la transformation de son métier. Sans la flambe romaine et les costards en lin blanc, il ressemble à Jep Gambardella dans « La Grande Bellezza ».

La mort du papier

Il fallait tout le talent d’Authier pour saisir ces sentiments mêlés, la frustration de l’honnête artisan devant une nouvelle génération qui ne connaît ni Jacques Perret, ni Bernard Chapuis et, malgré tout, la conscience de fournir toujours des papiers de qualité. Jamais notre profession, son lent délitement n’avaient été aussi bien croqués. L’installation terrifiante d’une société sentencieuse et procédurière qui s’offusque d’une bouteille de champagne sur le lieu de travail et qui annonce la mort du « papier ». Authier n’est dupe de rien, des malhonnêtetés intellectuelles et de la bêtise inhérente aux professions communicantes. Si son héros au romantisme fracassé a admis sa défaite idéologique, cela ne l’empêche pas de se réfugier dans les livres et les flacons délicats, les rognons et les Hussards,et de croire encore à l’amour, à une rencontre fortuite. « A son époque, on devenait journaliste grâce à sa bonne mine et en sachant écrire », fait-il dire à Patrick. Des modes absurdes ont depuis raboté nos derniers espaces d’humanité. A la faveur d’une fête d’anniversaire, Patrick va retrouver ses anciens amis, voir l’effet du temps sur sa génération dépassée. Ce beau roman d’Authier a le charme d’un paysage dévasté, quand tout semble compromis et puis, par miracle, la lande renaît sous les traits de Laurence : « Il aimait chez elle ses discours, ses démonstrations, son talent pour la dialectique, son maniement des paradoxes, son goût pour les mots, ses sentences, ses silences ». Au son de Ricchi e Poveri, dans le souvenir poignant de l’ami Bernard Maris, Christian Authier solde un demi-siècle avec la grâce des enfants tristes.

Demi-siècle de Christian Authier – Flammarion

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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