Il manquait une rubrique scientifique dans Causeur. Peggy Sastre vient combler cette lacune. À vous les labos!
« Steve s’engouffra dans sa Ferrari rouge. Il était amoureux de Cindy, la belle Cindy, la sulfureuse. Mais Steve quittait Cindy et il démarra sur les chapeaux de roue tandis que Cindy gonfla sa magnifique poitrine… » Si le style des romans Harlequin est aussi célèbre que souvent tourné en dérision (les plus cultivés auront reconnu « La lecture », sketch culte de Dany Boon qui célébrait ce « champion de l’amour » au début des années 1990), la littérature à l’eau de rose peut se targuer d’un tel succès populaire qu’il est possible d’en tirer quelques enseignements sur notre monde. En passe d’être publiée dans la prestigieuse revue Evolutionary Behavioral Sciences, une étude se penche ainsi sur les couvertures de 498 romans Harlequin publiés dans sa collection originelle – la « blanche », dédiée à la « romance » pur sucre – entre 1953 et 2014, et ce afin d’explorer les interactions entre les stratégies sexuelles féminines, issues du fond des âges, et l’évolution des normes socioculturelles.
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Il en ressort que les images choisies au fil du temps par l’éditeur de bluettes illustrent parfaitement l’articulation subtile qui peut se jouer entre la tradition (les contraintes reproductives, façonnées par la biologie, des femelles humaines) et la modernité (de mœurs et de conventions sociales par définition relativement plus souples, mais aussi arbitraires). En d’autres termes, les préférences amoureuses des femmes sont restées stables durant ce gros demi-siècle nonobstant le fait que la société ait gagné en permissivité dans ses représentations de la sexualité au sens large.
Jouer sur les clichés
Le travail des Canadiennes Maryanne L. Fisher et Tami Meredith, respectivement psychologue et informaticienne, s’inscrit dans le cadre de l’« analyse littéraire darwinienne ». Ce champ académique né dans les années 1990 part du principe (à tomber à la renverse) que les textes de fiction ont de quoi nous renseigner sur la nature humaine en général et, en particulier, sur nos motivations et nos émotions les plus basiques, et donc universelles. Fisher et Meredith n’en sont d’ailleurs pas à leur coup d’essai. Leurs travaux antérieurs montrent que les trames, les titres et les personnages des romans Harlequin collent parfaitement avec des mécanismes évolutifs décortiqués dans des productions de l’esprit humain autrement moins fleuries, à savoir la froide littérature scientifique. En l’espèce, les femmes s’orientent plutôt vers des hommes susceptibles de leur apporter un soutien matériel, que ce soit par leur gros compte en banque ou par des caractéristiques associées à l’acquisition de ressources. Ainsi, les femmes ont tendance à désirer des hommes plus riches, plus âgés (ayant eu le temps d’accumuler des ressources), ambitieux et travailleurs (susceptibles d’en accumuler à l’avenir) et qui ne rechignent pas à l’engagement (pour qu’ils ne se dispersent pas aux quatre vents et entre plusieurs lits). Quant aux traits physiques (taille, musculature, cheveux brillants, etc.), on peut y voir autant d’indicateurs de santé et d’une capacité à protéger maman et sa progéniture.
Les couvertures, une machinerie comportementale
Leur récente analyse des couvertures enfonce le clou. Là où d’indécrottables romantiques verraient le souffle de la passion dans les yeux embrumés et les corps aussi parfaits qu’esthétiquement disposés, Fisher et Meredith nous parlent « recherche fructueuse de partenaire » et postulent que, les romans Harlequin étant en très grande majorité achetés et lus par des femmes, cette imagerie révèle avant tout une machinerie comportementale, motivationnelle et cognitive issue des préférences féminines reproductives citées précédemment.
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Mais ce n’est pas tout, comme le révèle la grande mutation des couvertures Harlequin intervenue dans les années 1980. À cette époque, les couvertures passent d’un modèle faisant la part belle aux couples en posture sage, si ce n’est stricte, à des représentations de personnages dévoilant toujours plus de peau – les décolletés s’approfondissent, les hommes tombent la chemise et bandent leurs pectoraux, il n’est pas rare que les héros et les héroïnes s’affichent en maillot de bain, etc. Les couvertures des années 1980 marquent en particulier l’apogée d’un érotisme soft, montrant typiquement un couple peu vêtu et passionnément entrelacé sur des draps froissés et autres mises en scène riches en sous-entendus. Cependant, ces codes esthétiques étaient l’œuvre d’hommes, et notamment de l’artiste italien Pino Daeni, auteur de plus de 3 000 couvertures pour Harlequin et consorts, et célèbre pour sa collaboration avec le mannequin Fabio. Au cours de sa carrière, le fameux Fabio apparaîtra sur pas moins de 466 couvertures, tous muscles et autres traits virils saillants (exemple : sa mâchoire carrée), en compagnie de femmes elles aussi en petite tenue. Sauf que, comme le font remarquer Fisher et Meredith, il y a fort à parier que cette sexualisation a été moins encouragée par les lectrices que par… les chauffeurs-livreurs de l’éditeur qui, à cette époque, devaient aussi se charger de la mise en rayon des ouvrages dans les points de vente. Et parce qu’ils préféraient les couvertures « sexy », ils avaient dès lors tendance à les disposer à des endroits bien en vue, générant ainsi davantage de ventes et incitant donc Harlequin à fabriquer toujours plus de livres sur ce modèle. Ce qui change dans les années 2000, à l’heure où l’éditeur, comme d’autres marques à travers le monde, en vient à davantage tendre l’oreille au « retour » de ses lectrices qui lui disent préférer les paysages et les natures mortes à la lascivité… et des héros en phase avec leurs choix reproductifs : beaux, forts et transpirant le sens de l’honneur, signe, si ce n’est gage, de fidélité.
Des romans avant-gardistes
En définitive, l’analyse de Fisher et Meredith conclut que les changements les plus significatifs observés sur les couvertures Harlequin traduisent un gain de tolérance de la société nord-américaine face aux effusions affectives en public – les couples se rapprochent sur les images, car ils peuvent davantage se rapprocher dans la vraie vie. Avec un détail intéressant : les chercheuses notent que l’imagerie des couvertures Harlequin est même un tantinet en avance sur son temps. Par exemple, on y trouve des femmes médecins avant que l’émancipation professionnelle féminine soit pleinement tolérée, ou des femmes baroudeuses avant que l’indépendance féminine coule de source.
Toutefois, aussi passionnante soit-elle, cette étude souffre d’une grosse limite. N’ayant pas pu accéder aux chiffres de vente des ouvrages, les chercheuses ont donc été incapables de déterminer le succès relatif des différentes couvertures analysées… ce qui aurait donné un indice de taille sur les préférences sexuelles des lectrices.
Référence : tinyurl.com/AllodeRose