Pour Gérald Darmanin aucun doute, l’islam est compatible avec la République. Il reconnaît cependant que l’islamisme et l’immigration illégale sont un frein à l’intégration des musulmans. D’où sa loi « séparatisme », dont l’une des mesures phares est le retour discret de la double peine. Le ministre de l’Intérieur met aussi en avant le nombre croissant d’expulsions de sans-papiers, et épingle le détournement du droit d’asile. Entretien 2/2.
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Depuis quelques années, on observe l’émergence en France d’une « question turque » : cet État et son président présentent-ils une menace particulière pour la France ?
Le peuple turc est un grand peuple que je respecte profondément. Il est aujourd’hui dirigé par un homme qui a choisi de tourner le dos à l’esprit de laïcité qui animait ce pays ou au moins sa société depuis Mustafa Kemal. La religion est même au cœur du programme politique de M. Erdogan, y compris de sa politique régionale qui vise à étendre son influence au sein du monde sunnite. Dans ce contexte, M. Erdogan tient contre la France un discours identitaire qui peut sans doute trouver des explications internes, dans une volonté de consolider sa base politique et d’étendre l’influence internationale de son pays.
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Justement, n’essaie-t-il pas de transformer les Franco-Turcs en cinquième colonne ?
Non. Les 500 000 Turcs et Français d’origine turque sont des travailleurs respectables. Ils réussissent dans la cité et s’y impliquent. Mais ils sont également très attachés à leur pays d’origine. Leur participation aux élections turques est supérieure à la moyenne en Turquie et le vote pro-Erdogan supérieur de plusieurs points. Si M. Erdogan organise des meetings à Strasbourg, et finance indirectement des écoles ou des mosquées, ce n’est pas pour le bien-être de cette diaspora, mais pour l’influencer politiquement. La loi « séparatisme » permettra de s’opposer à ce type de projet.
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Quelles en sont les principales mesures ?
Si je devais choisir quatre dispositions, je citerais d’abord la possibilité de fermer des lieux de culte, quand on y appelle par exemple à considérer les juifs comme des mécréants, qu’on y explique que quiconque écoute de la musique est transformé en porc. Jusqu’à présent, on ne pouvait les fermer que s’ils étaient en lien avec le terrorisme, c’est-à-dire qu’il fallait que les propos tenus soient en lien avec un attentat ou un projet d’attentat. Nous comblons donc ici une importante lacune dans notre droit. Ensuite, plusieurs millions de salariés du privé vont passer sous le régime de la neutralité – chauffeurs de bus, conducteurs de rame de métro, agents de piscine, de crèches… –, ce qui signifie que les signes religieux y seront proscrits. Troisième mesure phare, on ne versera plus un seul euro d’argent public à des associations qui organisent des voyages 100 % halal ou prétendent que les femmes sont inférieures aux hommes. Enfin, désormais, toute école qui bénéficie de financements étrangers ou qui constitue un vecteur d’ingérence étrangère sera soumise à l’autorisation du préfet.
Pourquoi, en ce cas, ne pas proscrire le port de signes religieux dans les mairies ou les tribunaux ?
La laïcité qui prévaut dans notre pays depuis plus d’un siècle est un principe d’organisation des pouvoirs publics. Il impose aux agents publics un devoir de neutralité. Devoir que la loi « séparatisme » va encore étendre aux entreprises délégataires d’un service public (les entreprises de transport public par exemple). Mais ce devoir ne concerne pas les usagers du service public, et ne les a jamais concernés, car depuis l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme, l’« expression religieuse » est un droit. À la seule exception des élèves des établissements d’enseignement public : en raison de leur jeune âge, et parce que la formation de leur discernement autonome est au cœur des principes de l’éducation de nos enfants dans notre pays, l’école est un lieu entièrement préservé des influences politiques et religieuses, et elle doit le rester.
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Lorsque le président parle à Brut, il flatte la fibre victimaire de la jeunesse des quartiers et encourage l’exhibition identitaire en promettant de donner à des rues des noms de Français noirs, arabes, juifs, asiatiques. La République se fera-t-elle aimer des musulmans tentés par le séparatisme en encourageant leurs reproches ?
Non, le président de la République ne flatte pas la « fibre victimaire de la jeunesse des quartiers » comme vous dites. J’ai entendu le président parler d’identité nationale et reconnaître que Nicolas Sarkozy avait eu raison de mettre le sujet sur la table. Et c’est aussi Emmanuel Macron qui m’a choisi, fils de femme de ménage dont les deux grands-pères sont nés de l’autre côté de la Méditerranée, pour être son ministre de l’Intérieur à 39 ans. Il m’a vu comme un Français absolument assimilé. Quant aux noms de rue, il y a dans l’administration française un conservatisme que le président de la République a raison de vouloir bousculer.
Et quand, à Alger, vous vous inclinez devant mémorial aux martyrs du FLN, n’est-ce pas problématique ?
Dans cette même visite, je me suis rendu aussi aux cimetières juif et catholique d’Alger, mais cela n’intéressait personne, à commencer par la presse. Et je n’ai, étant donné l’histoire de ma famille qui a combattu avec la France et choisi la France, aucune leçon à recevoir…
Dans nos relations avec l’Algérie, les concessions sont plutôt à sens unique…
Nous avons des discussions avec ses dirigeants sur les visas, sur le terrorisme et sur l’économie. C’est un pays dont la moitié de la population a moins de 25 ans, qui est sorti de sa décennie noire avec près de 200 000 morts et où les militaires tiennent encore le pouvoir. C’est également un pays avec des frontières très difficiles à tenir, qui connaît lui-même une immigration massive, notamment d’Afrique saharienne. Ceci dit, je peux témoigner que le ministère de l’Intérieur et les services de renseignement algériens sont parmi ceux qui nous aident le plus dans le combat contre l’islamisme : ils ont subi cet islamisme dans leur propre chair. Les informations qu’ils partagent avec nous permettent d’éviter des attentats. L’Algérie n’est pas une ennemie de la France.
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La diplomatie, c’est aussi un théâtre, et des centaines de milliers de Français d’origine algérienne voient que l’Algérie nous fait la leçon et que nous avons tendance à nous autoflageller sans exiger de réciprocité en matière de relecture de l’histoire. Cela ne les pousse pas particulièrement à s’assimiler.
J’entends ce que vous dites, et j’ai connu beaucoup de Franco-Algériens qui ont un rapport fantasmé avec leur pays d’origine. Mais lorsqu’ils en reviennent, ils se sentent beaucoup plus français.
Cela nous amène à la question migratoire. Nous avons affaire avec trois phénomènes liés, mais qui ne se recoupent pas : l’immigration (au sens de l’Insee : les gens qui arrivent en France ainsi que leurs descendants sur deux générations), la délinquance et l’islamisation. Quel lien établissez-vous entre ces trois réalités ? La politique migratoire n’est-elle pas le point aveugle de votre lutte contre le séparatisme ?
Non, pas plus que d’autres politiques publiques qui pourraient expliquer des aspects du séparatisme. Comme l’a dit le président de la République au Perthus, un lien peut exister, mais les deux questions ne sont pas identiques. Sur l’immigration, notre politique est claire : nous regardons les étrangers pour ce qu’ils font et non pas pour ce qu’ils sont. Un étranger qui commet un acte de délinquance doit être reconduit à la frontière. Le nouveau délit de séparatisme (mariage forcé, polygamie, mise en danger de la vie d’autrui avec l’« article Samuel Paty ») conduira à une condamnation et une expulsion. Jamais, oui, je l’affirme et les chiffres le démontrent, jamais un gouvernement n’a été aussi limpide ni aussi déterminé sur ces points.
Voulez-vous dire que vous allez expulser tous les détenus étrangers à leur sortie de prison, rétablir ce qu’on appelait autre fois la « double peine » ? Si c’est le cas, vous êtes bien discret sur le sujet…
Regardez par exemple le cas de ce livreur, à Strasbourg, qui refusait de servir des clients parce qu’ils étaient juifs. Une fois que cet individu a purgé sa peine de prison, il a été expulsé vers l’Algérie, conformément à mon engagement. Mais effectivement, là, quasiment personne n’en a parlé…
Vous avez admis que le nombre de musulmans était l’un des facteurs de la communautarisation qui est l’un des facteurs du séparatisme. Il y a donc bien un lien entre immigration et séparatisme…
Je vous renvoie à ma réponse précédente. Mais développons encore un peu. Il faut regarder l’immigration telle qu’elle est aujourd’hui : sous Emmanuel Macron, elle mène 30 % moins souvent à la naturalisation que sous les gouvernements précédents. Et le regroupement familial n’est pas, contrairement à ce qui est souvent écrit, l’essentiel des flux migratoires. Bien loin de là ! Cependant, ne nous racontons pas d’histoires. Il y a incontestablement plus d’immigrés à cause des mouvements de populations, et pas uniquement du Maghreb : une difficulté croissante aujourd’hui concerne les flux venant du Bangladesh, d’Afghanistan et du Pakistan, dont les ressortissants sont souvent éligibles au droit d’asile. Par ailleurs, un problème de communautarisme pakistanais commence à émerger : on a pu le constater avec l’attentat devant les anciens locaux de Charlie Hebdo en septembre.
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Le Pakistan, où la France est attaquée aussi violemment qu’en Turquie, constitue-t-il pour notre pays, une nouvelle menace stratégique comparable à celle que représente la Turquie ?
Je ne pense pas qu’on puisse comparer les deux situations. La Turquie est un pays membre de l’OTAN, avec lequel nous avons une coopération importante dans de nombreux domaines, y compris en matière de lutte contre le terrorisme. Nous pouvons avoir des différends marqués sur certains points avec ses dirigeants – c’est la vie des nations –, mais je ne la qualifierais pas de menace « stratégique ». Quant au Pakistan, nous y sommes effectivement violemment attaqués par certains mouvements politiques. Dans un cas comme dans l’autre, il y a sans doute une part de mauvaise compréhension de ce qu’est la culture française, de notre conception de la laïcité et de la liberté d’expression, mais il y a aussi certainement une part importante d’instrumentalisation à laquelle nous répondons.
Mais comment faire si, comme vous le dites, un grand nombre des arrivants est éligible au droit d’asile ?
Je vous accorde volontiers que le droit d’asile représente un défi particulier. Vous n’êtes pas sans savoir qu’en 2015, toute l’Europe a connu une crise migratoire sans précédent, qui a conduit à un changement d’échelle dans les demandes d’asile. Ceci ne signifie pas pour autant que nous acceptons tout le monde. En 2019, 130 000 personnes ont demandé l’asile et seulement 25 000 l’ont obtenu. Cependant, nous n’arrivons pas facilement à expulser les déboutés. Seuls 30 % sont reconduits. En trente ans, cela a créé un « stock » de 500 000 à 600 000 personnes expulsables. C’est trop, mais tous les pays sont confrontés à cette difficulté. En Angleterre, ce chiffre de « clandestins » est deux fois supérieur.
Tout notre travail vise donc à accroître les reconduites à la frontière, mais c’est difficile pour deux raisons – et prétendre qu’il existe des solutions toutes faites est un mensonge que seuls des responsables politiques au savoir-faire douteux et approximatif peuvent se permettre de proclamer pour se faire plaisir. C’est se moquer des Français. La première difficulté pour éloigner, c’est lorsque les pays d’origine de ces personnes sont en guerre (Libye, Syrie), difficile d’y expulser des gens ! La deuxième difficulté est que les demandeurs d’asile ont droit à cinq recours avant d’être définitivement expulsables. Nous essayons d’agir. Le cas de la Tchétchénie illustre parfaitement la complexité de la situation: je pense notamment à cet activiste islamiste qui constituait un risque pour la sécurité de notre pays. Eh bien, nous l’avons expulsé malgré les contestations de quelques-uns. La protection des Français est plus importante !
Finissons par Génération identitaire. Vous ne nous empêcherez pas de penser qu’en prononçant leur dissolution après celle du CCIF, vous avez joué à « une cuillère pour Causeur, une cuillère pour Le Monde ». On peut ne pas aimer leurs idées, mais ils ne se livrent à aucune violence, ils font de l’agit-prop comme les groupuscules gauchistes. Vous avez promis à Éric Zemmour des révélations sur leurs coupables agissements. Nous les attendons toujours.
Tout est dans le décret. Il suffit de le lire pour se convaincre que Génération identitaire n’a rien à faire sur le territoire national. Quand ses militants font irruption dans la permanence d’un parlementaire français de couleur noire, de Seine-Maritime, et déploient des banderoles sur le thème « Dehors les députés africains », quand une note de renseignement pointe des liens compliqués avec la criminalité et la délinquance, je n’ai aucun doute : GI est incompatible avec les lois de la République.
Quand on enfreint la loi, on peut être condamné plutôt que dissous. Mais sans doute allez-vous également dissoudre la Brigade anti-négrophobie, la Ligue de défense noire africaine (LDNA) qui s’est introduite dans les locaux de Valeurs actuelles, les végans qui attaquent des boucheries (comme Boucherie Abolition)…
On peut être condamné, mais aussi dissous. Ce sont deux choses différentes. Une peine punit ce qui s’est passé. La dissolution est une mesure de police administrative. Elle est très dure : c’est la mesure ultime, très encadrée, qui permet de tirer les conséquences d’actes graves et répétés, mais aussi et surtout d’en prévenir la réitération. La loi « séparatisme » donnera davantage de moyens pour lutter contre bien des ennemis de la République et des Français.