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2500 ans de solitude


2500 ans de solitude

Grâce soit rendue à Arte d’avoir consacré, l’autre mercredi, une journée spéciale à l’Iran à l’occasion du trentième anniversaire de la révolution islamique. La chaîne a ainsi accompli un salutaire travail d’information sur ce pays toujours aussi méconnu, depuis qu’il est craint, en tant que successeur de l’Irak dans le rôle peu enviable d’ »axe du Mal ».

Hier, le danger principal pour la paix mondiale, c’était – n’oublions jamais – les « armes de destruction massive » du dictateur Saddam Hussein. Demain paraît-il, si l’on n’y prend garde, ce sera la bombe atomique aux mains de l’incontrôlable démagogue Ahmadinejad. Hier la moustache, demain la barbe !

En attendant, si j’ose dire, pour comprendre les relations chaotiques de l’Iran avec les puissances occidentales, il n’est pas inutile de se remémorer son histoire plurimillénaire et la culture du même métal. Ni de découvrir la société iranienne actuelle dans son étonnante complexité : conservatisme et modernité, « désir de réforme » et «tentation fondamentaliste», comme on dit dans la bonne presse.

Moment fort de cette journée, à 20 h 45 : le documentaire intitulé Iran, une puissance dévoilée, signé par l’excellent Jean-François Colosimo, écrivain, théologien et esprit libre. Autant lever d’emblée le suspense ! Ce film est à la hauteur du défi que s’est lancé l’auteur : raconter en quatre-vingt-dix minutes cent ans d’histoire iranienne, de la découverte du pétrole à la crise du nucléaire. Un siècle de convulsions politiques : coups d’Etat et contre-coups ; purges et assassinats ; occidentalisation à marche forcée et réaction nationale-religieuse. Remontant aux sources de la confrontation actuelle entre Iran et Occident, Colosimo ne saurait faire l’économie d’un certain didactisme ; mais après tout, le même soir, on pouvait préférer France-Argentine (TF1) ou Astérix aux Jeux Olympiques (Canal+).

Comme en exergue, le documentaire s’ouvre sur une phrase de l’ancien président Ali Akbar Rafsandjani : « La position géographique de l’Iran est un point sensible au carrefour du monde. » Délicate litote pour évoquer la non moins délicate situation d’un pays de longtemps coincé entre plusieurs mondes – et autant d’appétits… Ainsi la révolution khomeiniste, qu’on a prise un peu vite pour purement « ayatollesque », apparaît-elle aussi (surtout ?) comme un sursaut de fierté nationale face aux humiliations subies par le peuple iranien depuis le début du XXe siècle.

Je résume pour ceux qui auraient raté Arte (admirons l’allitération). En 1908, la découverte de pétrole dans le sous-sol iranien suscite – qui l’eût cru – un regain général d’intérêt pour ce pays. Mais c’est l’Occident (dignement représenté alors par l’Empire britannique) qui remporte le marché – non sans récompenser au passage l’Iran en le plaçant sous son aile tutélaire. Ce protectorat en pointillé durera jusqu’aux années 1950. Après quoi nos amis les Anglais, épuisés comme toute l’Europe par la deuxième guerre civile européenne (39-45), n’auront d’autre choix que de céder progressivement la place aux Américains.

Avec ceux-ci, et leur bras armé la CIA, plus question de pointillés. Dès 1953, chah en poche, ils déposent le leader nationaliste Mossadegh et s’emparent de la réalité du pouvoir. Ils expérimentent ainsi une « technique du coup d’Etat », comme disait l’autre, qui sera leur marque de fabrique durant toute la deuxième moitié du XXe siècle – sans compter le cadeau Bonux George W. Bush… Ça me rappelle la devinette posée par Michelle Bachelet, présidente du Chili, à des journalistes américains cois : « Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de putsch aux Etats-Unis ? – Fastoche : parce qu’il n’y a pas d’ambassade américaine ! » Pas de contre-coup sans coup. Pas de « révolution khomeiniste » en 1979 sans parachutage du chah en 1953. (Action-réaction ! comme disait le pion Kad Merad dans Les Choristes.) Telle est l’utilité du documentaire de Colosimo : une remise en perspective qui n’est pas précisément la spécialité – ou le « format », comme dirait l’ami Pujadas – du 20 heures.

Et depuis trente ans, quelles raisons l’Iran a-t-il eues de renoncer au «nationalisme sourcilleux» dont on lui fait reproche ? En tout cas, pas la guerre particulièrement meurtrière que le pays a dû livrer contre l’Irak après l’attaque de Saddam Hussein, en septembre 1980. Certes nous l’avons pendu depuis, mais après usage ! En attendant, et durant ces huit années de conflit, le dictateur irakien aura bénéficié du soutien unanime et constant de l’Occident crétin.

Et voilà-t-il pas que, depuis l’«invasion libératrice» de l’Irak par les Etats Unis, l’Iran a été appelé à remplacer au pied levé son adversaire historique dans le rôle peu gratifiant de « Grand Satan » ? Que voulez-vous? Une bombe atomique, même future et putative, c’est quand même plus impressionnant que des «ADM» détruites avant même d’avoir existé. Bien sûr, on peut toujours reprocher à Colosimo de ne pas donner la parole aux oppositions iraniennes. Mais tel n’est pas l’objet, déjà vaste, de son film – qui lui impose une démarche comme qui dirait « gaullienne ». Le Général parlait d’Etat à Etat – et même de Russie éternelle devant un Politburo brejnevien qui n’en croyait pas son oreillette. Mutatis mutandis, le Colos adopte une attitude comparable : il nous parle de la nation iranienne ; pas de son régime actuel.

Et puis surtout, il convient de resituer ces quatre-vingt-dix minutes dans les quatorze heures de programmes consacrées à l’Iran ce jour-là : on y parle de tout, et tout le monde y a la parole ! Le plus impressionnant, à cet égard : les dix reportages de cinq minutes qui jalonnent cette « Journée spéciale », signés de la journaliste et cinéaste Manon Loizeau (prix Albert-Londres en 2006). Chacun s’y exprime en toute liberté – quitte à le faire, en cas de nécessité, sous couvert d’anonymat. (Comme quoi le voile, parfois, c’est bien utile !) On découvre ainsi une société complexe, traversée de courants divers et contradictoires. Ainsi parle un étudiant de Téhéran : « Nous avons réappris très jeunes, dès l’école des mollahs, à ne jamais dire à l’extérieur de la maison ce que nous pensons (…) Nous passons notre temps à jouer au chat et à la souris avec le régime, c’est la seule manière de sauver notre identité et notre peau ! »

Et puis, dans la programmation d’Arte, le documentaire de J.-F. Colosimo est encadré par un reportage et un film tout ce qu’il y a de plus critiques à l’égard du pouvoir en place à Téhéran. A 19 h, La télé des Iraniens. On y apprend qu’outre les télévisions nationales qui martèlent le message officiel, il existe en Iran des chaînes diffusées depuis l’étranger et captées par des paraboles cachées, où l’on peut voir et entendre tout ce que les autorités s’efforcent de censurer. A 23 h, Le Cercle, de Jafar Panaki, Lion d’or à Venise mais censuré en Iran : l’histoire de «six femmes proscrites dans un Téhéran aux allures de prison géante», comme dit le dossier de presse. Auparavant on avait pu voir aussi un portrait sans complaisance du président Ahmadinejad : une sorte de René Coty en plus drôle ! Les excès de langage de ce démagogue ne portent guère à conséquence, puisqu’il ne détient pas la réalité du pouvoir, réservée au «Guide suprême de la Révolution».

Au bout du compte, le grand mérite de cette Journée spéciale Iran est de balayer les idées simples et les clichés voilés (si l’on ose ce trait d’esprit), en dessinant par petites touches l’image de l’Iran réel. Un pays aux multiples facettes où se côtoient raffinement culturel et intégrisme religieux, interdits tous azimuts et société civile d’une incroyable vitalité – le tout dans le cadre politique d’une «République islamique», sorte d’oxymoron à pattes avec Parlement et turbans coordonnés. Et comme le montre admirablement Colosimo, cet Iran-là, paradoxal et schizophrène, est avant tout une vieille nation qui, 2500 ans après Cyrus le Grand, et malgré un siècle de vexations et de violences étrangères, cherche à persister dans l’être par tous les moyens, même légaux.



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