Avec leur projet de Superligue, les magnats du football mondialisé ont sous-estimé le poids des traditions du ballon rond en Angleterre et la réaction des supporters.
Pourquoi le foot est-il le sport le plus populaire ? D’abord parce que c’est le plus simple : un ballon, un mur ou deux tee-shirts pour faire les buts, et on peut jouer. Ensuite, c’est l’un des plus anciens : né, comme la quasi-totalité des autres sports, en Grande-Bretagne, il comptait déjà une ribambelle de clubs professionnels à la Belle Époque. Enfin, du fait de l’engouement qu’il a toujours suscité, il est adoré des médias. En 1950, la finale la Coupe du Monde entre le Brésil et l’Uruguay se joue devant deux cent mille personnes. On n’avait sans doute jamais fait mieux depuis les courses de l’hippodrome de Constantinople sous Justinien.
À la même époque (1955), l’UEFA crée la Coupe des clubs champions européens, qui va s’imposer comme la plus prestigieuse des compétitions interclubs au monde. Jusqu’en 1992, elle voit s’affronter, comme son nom l’indique, les champions en titre des différentes premières divisions du continent. De grands clubs y renforcent le prestige qu’ils ont le plus souvent acquis de longue date dans leurs championnats respectifs ; le Real Madrid, le Benfica Lisbonne, l’Ajax Amsterdam, le Bayern Munich, Liverpool, le Milan AC dominent l’épreuve à différentes périodes. La Juventus de Turin, l’Inter Milan, Hambourg, Aston Villa, Manchester United, Nottingham Forest, le Barça, Porto, Dortmund, Chelsea, l’Olympique de Marseille s’y imposent également. Mais c’est aussi le cas de clubs de l’Est, à l’instar du Steaua Bucarest en 1986 et de l’Etoile rouge de Belgrade en 1991. Pendant quatre décennies, la Coupe des clubs champions est raisonnablement ouverte ; elle connaît régulièrement des vainqueurs « surprise » et plus encore des « épopées » comme, bien sûr, celles des Verts de Saint-Etienne au milieu des années 70.
Une compétition devenue d’une infinie tristesse
En 1992, l’UEFA réforme l’épreuve ; désormais, il faudra parler de Ligue des Champions – et même plutôt de Champions League. Le changement de nom traduit la volonté d’élargir la compétition à toujours plus de clubs ; ceux des quatre grands championnats (Espagne, Italie, Angleterre, Allemagne) auront plus de représentants ; les ligues les plus riches seront ainsi favorisées de fait. En 1995, le magnifique Ajax de Jari Litmanen remporte la finale contre la Juventus. Depuis, aucun club non issu des quatre grands championnats ne s’est imposé en dehors de Porto en 2004. C’est qu’en 1996, via le célèbre arrêt Bosman, la justice du Moloch bruxellois a permis aux clubs de recruter autant de joueurs communautaires qu’ils le désirent ; les meilleurs de ceux des championnats de second rang, comme celui de la France, ont donc rejoint rapidement des clubs déjà surpuissants qui leur offraient des salaires fantastiques, des taux d’imposition plus doux et un challenge sportif supérieur. Les Hollandais du Barça de la fin des années 90 et, un chouïa après, la colonie française des Gunners d’Arsenal symbolisent cette fuite des talents vers les plus prestigieuses et généreuses formations. Au fil des années, de plus en plus prévisible, la Ligue des Champions est devenue d’une infinie tristesse. De facto, c’est depuis trente ans une ligue fermée : Real ou Manchester ? Barça ou Bayern ? Chelsea ou Juventus ? Juventus ou Bayern ? Alors que, lorsque j’étais enfant, on pouvait encore croire un peu, le temps d’un match et son incertitude, en la victoire finale de l’AJ Auxerre ou de la Sampdoria de Gênes, ladite victoire est désormais inimaginable ; elle est réservée à une poignées d’« institutions », de « marques » qui, non contentes de tuer toute concurrence, essaient donc à présent de maximiser encore plus leurs gains.
Parce qu’elles veulent compenser leurs pertes. Depuis le début de la crise sanitaire, elles ont perdu des centaines de millions voire, si l’on en croit Florentino Perez, le président du Real, des milliards. Le « produit » est devenu moins attractif ; le « spectacle », survendu par les diffuseurs, ne rapporte plus autant ; la billetterie des stades, d’où l’on a volontairement chassé les classes populaires au profit des supérieures et des touristes asiatiques, est à l’arrêt. Or, les charges sont fixes, elles, à commencer par les salaires délirants des joueurs, noyés sous les billets afin de les arracher à la concurrence, engraisser les agents, lesquels – secret de polichinelle – rétrocèdent une partie des commissions aux membres des boards qui ont facilité les transferts. Hors contrats publicitaires, Ronaldo et Messi doivent gagner cinquante fois plus que Cruijff et Maradona en leur temps ; un joueur de Ligue 1 touche aujourd’hui en moyenne autour de trente-cinq mille euros par mois, quand Christian Lopez, immense défenseur des Verts défaits à Glasgow en 1976, touchait cinquante mille francs de l’époque – fort jolie salaire au demeurant. Le modèle économique du football, sis sur des droits télévisuels qui, cumulés, se chiffrent en dizaines de milliards, ne répond plus qu’à une logique de toujours plus. La plupart des grands clubs européens, structurellement déficitaires, ont massivement recours à l’emprunt pour entretenir leur fuite en avant. La crise sanitaire les a mis à nu. C’est pourquoi ils ont lancé la Superligue, ligue fermée construite sur le modèle de celles des sports américains, sans risque de relégation, avec d’énormes bénéfices assurés et financée par JPMorgan.
Un test…
L’idée d’une ligue fermée réunissant les grands clubs seulement hante le foot européen depuis deux décennies. Chaque année apportait sa nouvelle menace de sécession, et l’UEFA finissait toujours par céder. Elle venait d’ailleurs de le faire grossièrement, via une importante réforme de la Ligue des Champions, quand, derrière Perez et Agnelli, le président de la Juventus, les douze ont voulu prendre le large. Propriété de fonds d’investissement américains, chinois, émiratis, ces clubs se fichent en fait totalement des supporters autochtones, des traditions – voir l’exemple des logos –, des compétitions nationales devenues trop petites pour eux. Eux, ce qu’ils visent, c’est les « marchés émergents », c’est-à-dire l’Asie en premier lieu ; eux, ce qu’ils veulent, ce n’est pas gagner des titres, mais un retour sur investissement. La crise sanitaire était un excellent prétexte pour mettre enfin leurs menaces à exécution.
À l’heure où j’écris ces mots, les douze ont reculé : l’épreuve est suspendue. L’indignation que l’annonce de la création de la Superligue a provoquée, chez les supporters, dans les médias et une classe politique suiveuse, a été a priori suffisante pour tuer ce projet dans l’œuf. Les chefs des douze ont-ils sous-estimé l’opposition qu’ils rencontreraient ou, en y allant à la hussarde, voulaient-ils surtout mettre la pression sur l’UEFA ? Habitués à ce qu’on leur lèche la main – et pas que –, il n’est pas impossible qu’ils aient cru pouvoir passer en force. Mais, trop malins pour méconnaître les forces en présence et plus encore la complexité et la lenteur du droit, il est certain qu’ils désiraient surtout tester leur « produit ». Et si les supporters britanniques les ont joliment giflés, si, plus largement, tous les vrais amoureux de foot leur ont dit d’aller bien se faire f…, les consommateurs des clubs en question, à Sartrouville, Abidjan, Boston ou Pékin, eux, infiniment plus nombreux, n’ont certainement pas été scandalisés. Le mondialisme perdra peut-être cette bataille, mais il finira par gagner la guerre si les enracinés ne tordent pas le cou de ses représentants. Dans le foot comme partout ailleurs.
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