Deux romans noirs, qui sortent ces jours-ci, montrent si besoin en était la vitalité du roman noir britannique, une vitalité inversement proportionnelle à une société en crise, qui doute d’elle-même et perd tous ses repères traditionnels derrière une apparente bonne santé comme le visage d’une lady déformé par les liftings successifs.
Il y a d’abord Munitions (Série Noire) de Ken Bruen. Bruen est Irlandais et il est notamment l’auteur d’un cycle romanesque autour du privé de Galway, Jack Taylor. Son autre série, dans laquelle s’inscrit Munitions, tourne autour d’un commissariat londonien. On peut bien entendu lire chaque épisode indépendamment les uns des autres et découvrir ou retrouver avec plaisir une galerie de flics tous plus atteints les uns que les autres, corrompus, désespérés, sentimentaux, meurtriers à l’occasion, alcooliques, drogués et au bout du compte, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, très efficaces dans leur boulot puisqu’ils finissent par se confondre parfaitement avec ceux qu’ils sont chargés de traquer. A ma connaissance, Ken Bruen n’a pourtant pas entendu parler de la BAC des quartiers Nord de Marseille.
Dans Munitions, on voit le pire de la bande, le sergent Brandt, être abattu et blessé gravement dans un pub. Comme à peu près tout le monde, y compris ses collègues, voulait sa peau dans le secteur Sud-Est de Londres, l’enquête est assez difficile. D’ailleurs, personne n’a vraiment envie de la mener. Il faut dire, en plus, que tout le monde est très occupé ailleurs. Une femme sergent noire est traquée par une psychopathe libérée par erreur tandis qu’un autre agent, mis sur la touche pour violences policières, entre deux lignes de coke, ne trouve rien de mieux à faire que de monter une milice d’autodéfense avec des vieillards retraités.
Ken Bruen rend un hommage explicite au grand et regretté Ed Mc Bain qui, avec sa saga du 87ème commissariat, avait le premier imaginé de suivre sur des années tout un groupe d’hommes, substituant ainsi au personnage du flic solitaire, une manière de héros collectif. La différence, chez Ken Bruen, c’est qu’il s’agirait plutôt d’un anti-héros.
Dans un style apparemment beaucoup moins énervé mais beaucoup plus pervers, Bill James dans Lettres de Carthage, dresse un portrait acide et angoissant de la upper middle class anglaise, névrosée, paranoïaque et complètement déboussolée. L’action se passe dans une banlieue chic de Birmingham où s’entrecroisent des intrigues qui indiquent toutes que derrière les façades policées, la courtoisie hypocrite et la convivialité obligatoire qui crée une forme de promiscuité luxueuse, tout n’est que violences feutrées, pulsions incontrôlables et désirs de mort. Ce gentil mari par exemple, courtier de son état, dont le passe-temps favori est de tailler ses haies en forme d’oiseau ou d’éléphant n’aurait-il pas été jadis un assassin ? Sa femme qui confie à sa mère, sur un ton égal, ses angoisses sur la situation irakienne et ses partouzes échangistes du samedi soir est-elle juste un peu folle ou franchement dangereuse ?
Tout le talent de Bill James, dans Lettres de Carthage, tient davantage à sa virtuosité qu’à l’originalité de son propos. En effet, Lettres de Carthage est un polar totalement épistolaire. Le lecteur ne saura jamais vraiment à quoi s’en tenir, chaque lettre des protagonistes apportant un angle différent à l’histoire et démentant au fur et à mesure ce que l’on croyait avoir appris.
Le décalage entre l’horreur des révélations qui se font par petites touches et le ton des missives qui parodient talentueusement celui de la grande tradition du roman anglais du XVIIIème siècle façon Clarisse Harlowe, achève de plonger le lecteur dans un malaise exquis au sens où l’on parle, en médecine, de douleur exquise.
Bienvenue, donc, dans cette Angleterre où l’on meurt avec la même facilité dans un pub sordide ou sur un gazon trop bien tenu !
Munitions, Ken Bruen (Gallimard/Série Noire)
Lettres de Carthage, Bill James (Rivages/Thriller)
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