Pourquoi contraindre des praticiens, sous prétexte qu’ils ont l’habitude de la mort, dont notre société s’est largement débarrassée sur eux, à en devenir les agents actifs ?
Imaginons que le barrage d’amendements échafaudé par le député LR Patrick Hetzel ne suffise pas à endiguer l’envie de légiférer (au sens où Philippe Muray parlait de « l’envie de pénal » qui saisissait la France) qui agite les tréfonds des députés macronistes. La loi Léonetti-Claeys du 2 février 2016 règlemente la sédation profonde, l’ensemble des traitements appliqués pour brider la douleur et éventuellement amener le patient à s’arrêter de vivre.
En surenchérissant sur cette disposition si raisonnable, on voudrait autoriser (on ne dira pas forcer, pas pour le moment) les médecins à se faire agents actifs d’un suicide assisté. Alors même que nombre de docteurs, aux États-Unis, ont refusé d’injecter aux condamnés à mort les substances censées les faire passer dans l’au-delà. Pourquoi contraindre des praticiens, sous prétexte qu’ils ont l’habitude de la mort, dont notre société s’est largement débarrassée sur eux, à en devenir les agents actifs ? Ils sont là pour soigner – pas pour exécuter, que je sache.
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Chacun est libre de mourir quand il veut : il y a beau temps (depuis 1810 chez nous, mais les sociétés islamisées le considèrent encore comme un crime) que le suicide n’est plus un délit. Et comme il veut. Si vous préférez la technique Sénèque (s’ouvrir les veines pendant le dernier repas offert à ses amis, et calculer au plus juste de façon à mourir pour le dessert, après les avoir régalés une dernière fois de votre conversation), la mise en scène Mishima (s’ouvrir le ventre d’un coup de wakizashi et compter sur le copain posté derrière vous pour vous donner le coup de grâce en vous décapitant au katana) ou le procédé Stefan Zweig, le double suicide au Véronal — ou tout autre barbiturique — couché paisiblement sur son lit en tenant la main de son épouse bien-aimée et déchirée par l’asthme, libre à vous : c’est mieux que d’obliger sa partenaire à brûler vive sur votre bûcher funéraire, comme en Inde.
J’espère, chers lecteurs, que vous avez déjà choisi la méthode et trouvé parmi vos amis un assistant adéquat. Moi, c’est fait. Voir ou revoir ce très beau film de Denys Arcand, les Invasions barbares, où le héros, en cancer terminal, bénéficie de l’assistance de tous ses amis pour s’expédier ad patres avec une injection massive d’héroïne.
Et nul besoin de médecin, à ce stade. Il faut choisir de partir lorsqu’on est encore lucide ; Bruno Bettelheim, l’auteur célèbre de la Psychanalyse des contes de fées, qui avait survécu aux camps de la mort et à toutes les horreurs engendrées par l’infinie intelligence humaine, sentant s’approcher le moment où il perdrait de son acuité intellectuelle, s’est goinfré une tablette de tranquillisants et s’est mis la tête dans un sac plastique.
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Il ne vous restera plus alors qu’à rédiger un petit mot bien senti pour expliquer aux imbéciles pourquoi vous avez choisi la Voie du Guerrier — comme d’autres peaufinent leur dernier mot durant toute leur vie : Hugo : « Voici venir le combat du jour et de la nuit » — épique et pique et colegram.
Soit vous faites long, style George Sanders en 1972— cocktail Nembutal / vodka : « Je m’en vais parce que je m’ennuie. Je sens que j’ai vécu suffisamment longtemps. Je vous abandonne à vos soucis dans cette charmante fosse d’aisance. Bon courage ! », soit vous faites court, comme le poète René Crevel en 1935 (qui choisit le gaz) en griffonnant un laconique « Prière de m’incinérer. Dégoût. ».
Mais vous pouvez aussi partir la fleur au fusil dans un pays en guerre où l’on s’occupera de vous. Comme Ambrose Bierce qui à 72 ans, en 1914, choisit de partir au Mexique faire la révolution avec Pancho Villa, notant dans sa dernière lettre : « Être un gringo dans le Mexique en révolution, ça, c’est de l’euthanasie ! » Nous ne manquons pas de champs de bataille, pour toutes les convictions, où une balle résoudra définitivement vos préoccupations métaphysiques.
Se pose bien sûr la question de ces états légumiers où la volonté s’est définitivement absentée. Où l’on doit choisir pour vous.
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Là encore, ce n’est pas au médecin de porter le coup de grâce. Déjà beau s’il en procure le moyen aux parents et aux amis — à charge à eux de montrer à quel point ils aiment le mourant, ou dans quelle mesure ils sont pressés d’hériter (curieusement, cet aspect matériel et égoïste du suicide assisté n’a pas été soulevé dans les débats). Aucun médecin digne de ce nom ne laissera souffrir un patient, surtout à ce stade où la souffrance n’est plus un symptôme éclairant, mais un pur déchirement animal. Les produits qui vous insensibilisent, lorsque leur administration est répétée, vous font en général glisser dans ce monde que l’on dit meilleur — et qui se contente déjà de vous épargner les abominations de ce monde-ci. Inutile de légiférer là-dessus, c’est déjà fait. L’acharnement thérapeutique n’est globalement le fait que de grands malades qui se prennent pour Dieu — lequel, dois-je le rappeler, est mort en 1882 sous la plume de Nietzsche (le Gai savoir, aphorisme 125).
Dès lors, à quoi bon légiférer ? Nous disposons d’un système de santé capable de vous gérer longtemps. Sunny von Bulow est morte en 2008 après 28 ans de coma. Vous devriez par vous-mêmes régler la question pendant que vous le pouvez : contrairement à Houellebecq, je ne crois pas qu’une existence faite uniquement de « petits plaisirs » (arriver à respirer cinq secondes) vaille la peine d’être vécue. En tout cas, passez des contrats avec des amis fidèles — s’ils refusent de vous rendre ce dernier service, ce ne sont pas des amis ; si vous n’êtes pas capables de le leur rendre, vous êtes un enfoiré. Et s’ils ne sont pas là, si votre (in)conscience est suspendue à une perfusion, à quoi bon vous inquiéter ? À quoi bon légiférer ?
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