Accueil Société « Les manifestations violentes ont fait plus de tort à l’islam que les caricatures de Charlie »

« Les manifestations violentes ont fait plus de tort à l’islam que les caricatures de Charlie »


« Les manifestations violentes ont fait plus de tort à l’islam que les caricatures de Charlie »

Daoud Boughezala : Après l’épisode des caricatures danoises en 2005, on dirait que le film se répète : une vidéo de série Z et quelques dessins de Charlie Hebdo suffisent à embraser des foules qui appellent au meurtre contre l’ « islamophobie ». Malgré la vague révolutionnaire qui a déferlé sur le monde arabe, il semble que tout a changé pour que rien ne change…

Ghaleb Bencheikh : Nous sommes au lendemain de révolutions. Pour paraphraser Gramsci, « lorsque le passé se meurt et que le futur n’est pas encore advenu, c’est dans le clair-obscur que peuvent surgir les monstres ». Nous y sommes, et la grande vigilance est requise pour ne pas se laisser « dévorer » par les monstres idéologiques et les fanatiques salafistes. J’ajoute que, malheureusement, sous les dictatures, les différentes oppositions aux régimes en place étaient de type islamiste. La référence identitaire islamique était donc déjà présente chez les peuples de la région. Et les régimes en place, en manque de légitimité, avaient eux-mêmes domestiqué, manipulé et instrumentalisé la religion pour se maintenir au pouvoir. Les oppositions, n’ayant pas d’espace d’expression, ont utilisé ce canal pour exister et accéder à leur tour au pouvoir. Il n’est donc pas étonnant que l’on assiste à l’émergence de l’islamisme politique après la chute des dictatures arabes. Le phénomène est certes inquiétant, mais nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins : soit les peuples arabes et musulmans s’apercevront que le progrès, la civilisation et la modernité passent par la désintrication du politique et du religieux et, moyennant quelques adaptations aux contextes locaux, ils intégreront le club des démocraties ; soit l’embrasement que vous évoquez, allié au jeu des extrémistes, entraînera une instabilité aux effets désastreux imprévisibles…[access capability= »lire_inedits »]

Cela dit, le film et les caricatures qui ont suscité tant de colère sont des productions occidentales. Nos libertés sont-elles excessives, dès lors que leur exercice chagrine un certain nombre de nos concitoyens ?

Non, en aucun cas et d’aucune manière, la liberté ne peut être excessive. Dans l’affaire des caricatures danoises et même aujourd’hui, je suis sidéré qu’« on » veuille nous faire croire qu’il y aurait deux catégories d’individus : ceux qui sont attachés à la liberté d’expression et les musulmans ! Pour la première fois, le citoyen français que je suis, scrupuleusement respectueux de la laïcité, met sciemment en avant sa confession islamique dans une interview pour affirmer haut et fort qu’il est viscéralement attaché à la liberté d’expression. Si je devais arbitrer entre la liberté et la censure, je placerais toujours le curseur du côté de la liberté. Parce que si on commence à transiger, la pente glissante et périlleuse vers la censure sera amorcée. Auquel cas, on ira vers des lendemains qui déchantent et des situations aux conséquences fâcheuses. De plus, le républicain que je suis rappellera que la liberté d’expression est garantie constitutionnellement. On n’a donc pas à gloser là-dessus. Alors, vous vous attendez peut-être que je précise : « la liberté d’expression, mais… ». Non, il n’y a pas de « mais » ni de « cependant » ni de « toutefois »…

Vous ne soumettez donc pas la liberté à une clause de « responsabilité », à l’inverse des pourfendeurs de Charlie Hebdo…

Si la liberté d’expression va de pair avec l’esprit de responsabilité, tant mieux, nous nous en réjouirons tous. Et plus encore que l’esprit de responsabilité, c’est le sentiment de fraternité que j’évoquerais à partir d’une posture éthique qui consiste à ne pas outrager son semblable vainement… Dans le cas contraire, on doit exercer sa liberté d’expression jusqu’au bout, en acceptant que ceux qui ont été offensés le fassent savoir par des moyens civilisés et pacifiques, en saisissant la justice et en traduisant les auteurs de l’outrage devant les tribunaux. Il revient alors au juge de dire le droit et de trancher. D’ailleurs, la plupart des cas d’offense ont été déboutés par la justice. Un des rares contre-exemples que je connaisse est celui de la publicité Benetton parodiant la Cène : le juge a argué d’une intrusion indue dans les tréfonds de la foi d’une catégorie de citoyens. Et Benetton fut condamné et la campagne de publicité suspendue.
C’est une appréciation sage que nous respectons dans un État de droit. J’estime par ailleurs que les images d’hystérie et de violence collectives ont porté beaucoup plus de tort à l’islam et aux musulmans que les caricatures de Charlie Hebdo ou le film américain contre le Prophète que vous avez qualifié vous-même de « série Z ». Les auteurs de violences corroborent l’image guerrière de l’islam contre laquelle ils se sont insurgés. Les réactions de brutalité de ces radicaux dénotent au mieux un manque de maturation émotionnelle, au pire le bellicisme intrinsèque à la tradition islamique.

Les musulmans ont-ils toujours répondu au blasphème par la violence ?

Loin de là. Ceux qui s’en prennent à des ambassades et des consulats, ceux qui attentent à la vie d’autrui altèrent l’enseignement de leur propre Prophète en voulant le défendre. Lorsque Muhammad s’est rendu à Taëf en 619, alors qu’on l’avait battu, lapidé à coups de pierres et injurié, il n’a rien dit d’autre que, avec sa mâchoire cassée, son visage ensanglanté, des éléments putrides sur la tête : « Ô mon Dieu, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » reprenant ainsi les paroles amènes de Jésus connaissant la Passion. Cela signifie que la magnanimité et le pardon sont une meilleure réponse aux affronts que la violence. C’est cela le fameux « désarmement par la douceur » enseigné par le Prophète. Ce furent aussi l’attitude de Saladin en reprenant Jérusalem, proclamant qu’il faut pardonner car le pardon fait convertir les cœurs, et celle de l’émir Abdelkader à Damas défendant les maronites.

Du reste, peut-on parler de blasphème dans les cas qui nous occupent ?

En tout cas, L’Innocence des musulmans et les caricatures de Charlie Hebdo ne blasphèment pas plus le Prophète que La Divine comédie de Dante, le génie en moins. L’œuvre de Dante place Muhammad dans le Pandémonium − huitième cercle, neuvième bolge[1. La capitale des Enfers où sont suppliciés les faux prophètes. Dante y représente Muhammad les entrailles ouvertes] − et en dresse une description terrible. La Divine comédie et ses représentations artistiques − de Botticelli à Salvador Dali via William Blake et Gustave Doré − n’ont pas offusqué outre mesure les musulmans. Les lettrés ont plutôt mis en avant le pastiche de L’Épître au pardon du poète Maârri (973-1057) commis par Dante. Et le débat entre fins connaisseurs musulmans et chrétiens se poursuit jusqu’à nos jours.
Lorsque l’islam était une civilisation en expansion, dans ce qu’on appelait l’« Empire monde » notamment sous le règne des Abbassides, se déroulaient alors dans les « maisons de la sagesse » des joutes, des disputationes, qui blasphémaient le Coran et attaquaient le Prophète. À l’époque, cela ne dérangeait pas les croyants outre mesure car ils ne mettaient pas le fondement de leur foi dans ces considérations. Il ne faut donc pas essentialiser l’islam comme une religion qui n’admettrait pas la critique. Ayons à l’esprit qu’il n’y a pas de « Monsieur islam », mais des hommes et des femmes qui s’y réfèrent, aux conceptions divergentes voire antagoniques.

Mais tout ceci devrait à la limite toucher les sociétés musulmanes. En quoi l’interdit religieux du blasphème concerne-t-il les non-musulmans ou les non-croyants ?

Si l’on est sérieux, le blasphème, comme discours outrageant ou attitude irrévérencieuse contre la religion, ne concerne pas les non-croyants, mais il ne devrait pas non plus être opposable aux musulmans eux-mêmes s’ils voulaient abjurer leur islam. Plusieurs versets coraniques militent dans ce sens et contredisent les idées reçues sur l’apostasie. Le verset 54 de la sourate V, entre autres, dit en substance : « Ô vous qui avez cru, s’il advenait que quelqu’un parmi vous reniât sa foi, Dieu suscitera un peuple qui l’aimera et qu’il aimera… », ou bien le verset 29 de la sourate XVIII qui rappelle clairement : « La vérité émane de ton Seigneur, croit qui veut et ne croit pas qui veut. » Il n’est pas dit qu’il faille occire ou étrangler l’apostat. Sauf que je ne veux pas entrer dans cette logique d’exhibition des versets coraniques car elle est inopérante épistémologiquement dès lors que les fondamentalistes pourraient étayer le point de vue contraire par d’autres versets qu’ils tordent et plient dans leur sens…

Reste qu’aujourd’hui, c’est plutôt leur rigorisme que vos lumières qui domine le monde musulman. Pourquoi la tradition dissidente des Omar Khayyâm, Hafez[2. Poètes persans des XIe et XIVe siècles] et autres Halladj[3. Mystique soufi du IXe siècle condamné à mort pour hérésie. L’orientaliste Louis Massignon lui consacra une célèbre étude] a-t-elle été occultée ?

Merci pour mes « lumières » et je ne suis pas seul à dire cela. Mais pour répondre sérieusement à la question, j’y vois deux causes principales : la première relève de considérations intrinsèques et de facteurs endogènes, et la seconde cause est due à des raisons extrinsèques au monde musulman. À l’intérieur de la sphère islamique, après un apogée civilisationnel qui correspond grosso modo à l’époque de Soliman le Magnifique (1520-1566), il y a eu stagnation, déclin, repli, « colonisabilité » − le néologisme est de Malek Benabi −, profonde léthargie, réveil post-colonial douloureux et dictatures pesantes. Cela a induit une crispation, une régression tragique, aggravée par l’absence d’autorité islamique centrale, notamment dans le monde sunnite. L’absence d’un clergé implique une grande liberté, puisque la foi n’a pas besoin de directeur de conscience ni de médiateur, mais elle est aussi et surtout une source de problèmes inextricables. L’absence d’une structure cléricale et d’un souverain pontife permet à n’importe qui de dire et de faire n’importe quoi. Et c’est la surenchère extrémiste qui aboutit à l’abdication de la raison interdisant de toucher à quoi ce soit, arguant d’un dit prophétique (hadith) apocryphe, soutenant que toute innovation est blâmable, que tout innovateur est dans l’erreur, que l’erreur mène à l’égarement, et l’égarement à l’enfer, etc.
À l’extérieur du monde arabo-musulman, la question islamique n’arrive pas à s’émanciper de sa gangue sociétale, comme en France où les problèmes socio-économiques se drapent dans le religieux, ni à s’extraire d’une géostratégie complexe dans laquelle l’islam, essentialisé une fois de plus, est considéré comme homogène à des régimes antinomiques se faisant la guerre entre eux. La realpolitik de certaines chancelleries occidentales poussait à s’accommoder de et avec l’obscurantisme wahhabite, par exemple.[/access]

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(*) Ghaleb Bencheikh est docteur ès sciences. Il est notamment l’auteur de Lettre ouverte aux islamistes (avec Antoine Sfeir, Bayard, 2008). Il anime par ailleurs l’émission « Islam », tous les dimanches matin sur France 2.

Octobre 2012 . N°52

Article extrait du Magazine Causeur



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