Plus que le critique, le comédien, le musicien et le danseur, c’est l’ouvreuse qui passe sa vie dans les salles de spectacle. Laissons donc sa petite lampe éclairer notre lanterne!
Quelle est la différence entre Confinement I (mars-mai 2020) et Confinement II (novembre-décembre plus couvre-feu) ? Le I avait tout éteint. Le II a vidé la salle sans interdire la scène. Pas de public, mais si vous voulez, répétez ! Ça vous fera des heures, et à la fin vous pourrez streamer.
Mieux que streamer. Live-streamer. Diffuser en direct sur nos écrans le résultat de vos efforts. C’est comme ça que vous avez pu voir le premier Wagner de Roberto Alagna live aus Berlin, l’éternelle jeunesse de Pelléas et Mélisande sauvé à Rouen, La Voix humaine de Cocteau & Poulenc par Patricia Petibon & Olivier Py à Paris… Restez en ligne ! Le 8 mars, Michel Fau et sa tribu remplacent leur Belle Hélène à l’Opéra-Comique par un « Concert de gala pour salle vide » bientôt sur France Télé. À partir du 18, le Centre de musique de chambre de Paris filme son nouveau concert-spectacle, Staline/Chostakovitch. Si l’État paie, pourquoi s’en faire ? Ne reste au fond à régler que deux détails. 1) Comment on vit ? 2) Pourquoi, pour qui ?
A lire aussi, Nicolas Klein: Madrid: mais comment font ces drôles d’Ibères?
1) Comment vivront les artistes qui occupent le plateau depuis trente siècles ? On les enregistrera, mais justement. Jusqu’à peu, quand une technique remplaçait une technique, un marché remplaçait un marché. Le cylindre a remplacé le piano pneumatique, le disque a remplacé le cylindre, le vinyle la bakélite, le CD le 33 tours… À chaque coup, recommencer, par ici la monnaie. Et pan ! Internet est arrivé. Pour la première fois le technique a tué l’économique. YouTube s’arrange avec la pub et l’espionnage, mais le consommateur se prend pour un usager, s’habitue au tout gratis, et les auteurs protégés depuis Beaumarchais ne touchent plus rien. On se raccorde à des « plates-formes » qui ne profitent qu’aux molosses. On se rémunère en nombre de tracks (autrefois « plages »), dont le seul effet a été de réduire les chansons à deux minutes – moins de temps, plus de tracks. Une enquête du nouveau Centre national de la musique (CNM) « met en évidence que les contours du format livestream sont encore flous ». C’est qu’un gigaoctet passe les frontières encore plus facilement qu’une tomate ou un virus. Même les traders de pop se lamentent. Alors pensez, le jazz, le classique, la world. Un musicien normal ne vit plus que grâce aux institutions subventionnées, elles-mêmes menacées par le subventionneur. Changez de ministre ou de maire, et hop ! tout doit disparaître.
2) Vases communicants : plus nos écoles accouchent de petits génies (tous tons et sexes confondus, je ne précise pas, ça saute aux yeux), moins le public se renouvelle. Vrai pour la comédie, encore plus vrai pour le chant. Cyrille Dubois, l’un de nos jeunes ténors en or qui ne se compte pas au nombre des victimes, lâche mi-février sur les réseaux : « J’ai le sentiment que nous vivons l’agonie de la culture dans l’indifférence d’un silence absolu. » Et son aîné la star Jonas Kaufmann, interrogé par Radio Classique peu avant Aïda dans le vaisseau désert de l’Opéra Bastille : « Les spectacles sans public, ça ne marche pas. » Le métier ? « Seuls trente à quarante chanteurs travaillent encore, les autres sont sans production. » Beaucoup ont déjà cédé. À New York, les ténors livrent des pizzas. À Milan…
… Une seconde, on m’appelle. Allo, t’es où ? Madrid ? Tu fais quoi à Madrid ? Restau à midi ! Tu sors du Prado ! Ce soir Siegfried ! Sur ton écran. Non ? Au Teatro Real ! Présent ciel, tu blagues ? Ah… ah… ah bon. O.K., je vous laisse. M’en vais déchirer les tickets en Espagne.