Le linguiste Alain Bentolila[tooltips content= »Nous ne sommes pas des bonobos: Je parle donc je suis, Odile Jacob, mars 2021″]*[/tooltips] interroge les choix linguistiques de ce pays après la décolonisation.
Aujourd’hui après avoir clos depuis soixante ans le douloureux dossier de la colonisation, des millions de petits enfants des pays qui ont gagné leur indépendance entrent encore dans le couloir de l’analphabétisme dès l’instant où ils poussent la porte de l’école. Car ce que leurs gouvernants feignent d’ignorer c’est qu’un enfant ne peut apprendre à lire et à écrire dans une langue qu’il ne parle pas. Au Sénégal, c’est parce que la langue française ferme encore aujourd’hui la porte d’une lecture libre aux élèves non francophones, en Algérie c’est parce que l’arabe classique joue le même rôle. Dans l’un et l’autre cas, être confronté à des mots écrits qui ne correspondent à rien dans leur intelligence est pour des millions d’élèves la promesse de ne jamais apprendre à lire et à écrire. Les systèmes éducatifs de ces pays dits francophones sont en fait aujourd’hui des machines à fabriquer de l’analphabétisme et de l’échec parce qu’ils n’ont jamais voulu (ou su) résoudre la question qui les détruit : celles des choix linguistiques.
L’arabe classique, un nouveau joug
Arriver à cinq ou six ans dans une école et y être accueilli dans une langue que sa mère ne lui a pas apprise est pour un enfant une violence intolérable et une garantie d’échec scolaire. Tel est le cas de l’Algérie qui n’a pas eu le courage de choisir pour son école une politique linguistique qui aurait dû servir en priorité les intérêts de ses élèves et non pas ceux des forces obscures qui la minent. Pendant la période coloniale, l’Algérie a vu imposer à ses écoles une langue que les jeunes élèves « indigènes » ne parlaient ni ne comprenaient: le français. Leur maître d’école tentait alors tant bien que mal, de leur inculquer les mécanismes qui relient les lettres du français aux sons qui leur correspondent. Et ces jeunes Algériens parvenaient à déchiffrer laborieusement chaque mot syllabe après syllabe. Mais à quoi rimait cette compétence si chèrement acquise ? À rien, bien sûr ! À rien ! Car, ne l’oublions pas, apprendre à lire ce n’est pas apprendre une langue nouvelle, mais retrouver, sous une autre forme, une langue que l’on pratique déjà à l’oral. Le bruit des mots qu’ils ânonnaient n’activait rien dans le cerveau de ces enfants, tout simplement parce qu’ils ne possédaient pas le vocabulaire français indispensable à la compréhension. L’école coloniale fabriquait donc, à grand frais, des cohortes de perroquets incapables de construire le sens des textes, incapables de questionnement et de critique. Au moins était-on certain qu’ils resteraient à leur place…
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Lorsque l’Algérie s’est affranchit de la colonisation, on aurait pu espérer qu’indépendance allait enfin pouvoir rimer avec « langue du peuple » et que l’école algérienne allait ouvrir grand ses portes à la langue que ses élèves parlaient et comprenaient afin que leur lecture fût enfin synonyme de compréhension. Hélas ! L’arabe classique remplaça la langue de l’ancien colonisateur avec les mêmes effets désastreux. À l’aube de son indépendance, la jeune République algérienne aurait sans la moindre hésitation dû décider que l’arabe algérien deviendrait la langue d’enseignement de l’école algérienne. Juste revanche sur l’histoire coloniale, juste décision d’adapter l’éducation à la langue de ses élèves. Le choix des nouveaux maîtres de l’Algérie, au lendemain de son indépendance, se porta malheureusement sur l’arabe classique, et pour l’inculquer -ou du moins tenter de l’inculquer – on remplaça les instituteurs algériens par des homologues venus du Moyen-Orient. On imposa donc, dans toutes les écoles, la langue du Coran qui, espérait-on, rassemblerait au-delà de leurs nations respectives tous les musulmans. Panarabisme et soumission religieuse furent ainsi les ressorts d’une décision qui signa la faillite de l’école algérienne. Elle eut deux conséquences délétères : la première fut de précipiter des élèves ne parlant que l’arabe algérien ou la langue berbère dans une école qui leur imposait un arabe littéral que fort peu comprenaient, privant ainsi la plupart de tout espoir de maîtriser la lecture et l’écriture. La deuxième conséquence fut encore plus grave ! En choisissant la langue du Coran, on privilégia une conception de la lecture et de son apprentissage dans lequel « savoir par cœur » et lire sont intimement liées. En faisant de la langue religieuse la langue de l’école algérienne on l’empêcha de former des esprits libres, capables de questionner textes et discours. Apprendre à lire ne serait en aucune façon une conquête, savoir lire ne récompenserait pas un effort personnel; ce serait le fruit d’une révélation. Lorsque la langue du sacré investit l’école algérienne, se trouvèrent confondus en une mêlée confuse verbe et incantation, lecture et récitation. Le choix de l’arabe classique induisit, pour le plus grand malheur de l’école algérienne, une démarche d’apprentissage qui interdisait aux élèves la libre interprétation des textes profanes de même qu’il détournait les croyants de l’exégèse des textes sacrés. Ce ne fut donc pas le choix d’une langue nationale que l’on offrit au peuple algérien, c’est un nouveau joug qu’on lui imposa : la langue du religieux remplaça celle du colonisateur avec la même conséquence désastreuse pour la formation intellectuelle du petit élève algérien. On est en droit aujourd’hui de se poser la question suivante : cette incapacité de questionner un texte profane ou sacré n’était-elle pas programmée afin d’assurer soumission spirituelle et obéissance sociale ?
Un système perverti
Tel est le vrai visage d’une arabisation qui en Algérie fit un choix contraire aux intérêts de son peuple ; telle fut aussi la scolarisation en latin, en France jusqu’à la Révolution. Ces choix privent les peuples de leur chance d’apprendre à lire et à écrire dans la langue vivante de leur patrie et empêchent les citoyens d’apporter leur apport singulier à l’intelligence collective de leur pays. Certains objecteront, à juste titre que l’école algérienne n’a pas rendu la totalité de ses élèves analphabètes. C’est vrai ! Certains ont certes réussi et nous en connaissons d’illustres exemples… sans doute étaient-ils plus chanceux ou plus doués que les autres. Mais qu’est-ce qu’une École, où qu’elle soit, qui exige que l’on ait de la chance, ou bien que l’on soit privilégié pour réussir ? Qu’est-ce qu’une École qui a besoin d’afficher des réussites aussi rares qu’exceptionnelles pour justifier un système perverti. L’Algérie, comme tous les pays, mérite une école dans laquelle les élèves parlent au plus juste de leurs intentions et comprennent avec précision textes et discours. À l’aube des profonds changements auxquels aspire aujourd’hui son peuple, l’Algérie devra comprendre que la seule école honorable, la seule porteuse d’un espoir futur de démocratie, c’est celle qui permettra à ses élèves de comprendre ce qu’on leur dit et d’interpréter librement ce qu’ils lisent.
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