Notre bonté nous perdra. Il nous arrive, parfois, de penser aux atlantistes, aux anticommunistes, à ceux qui sont persuadés que Chavez, Morales et Correa sont des dictateurs, à ceux qui croient à la mondialisation heureuse ou à ceux qui révèrent la société américaine comme exemple d’émancipation et d’enrichissement de tous. Nous trouvons injuste, profondément injuste, qu’ils n’aient pas eux aussi le droit à un journal qui les conforte régulièrement dans leurs certitudes géostratégiques, un Monde diplomatique de droite en quelque sorte.
Et la solution nous est apparue alors que nous achetions le dernier SAS, Le Printemps de Tbilissi, plutôt une bonne cuvée, chez notre marchand de journaux en le glissant honteusement entre L’Huma et, précisément, Le Monde diplo. Nous avons quelques vices cachés de ce genre comme le goût immodéré pour le champagne zéro dosage, les causes perdues et les groupes oubliés de doo wop.
Lire SAS, c’est lire un Monde diplo où la vision du monde se situe quelque part entre Donald Rumsfeld et Attila, mais l’ensemble est toujours remarquablement documenté et se lit sans ennui, pouvant même remplacer aisément, dans certains cas (Meurtre à Athènes, Les tueurs de Bruxelles), le guide du Routard, publicités comprises. Il faut dire que l’auteur, Gérard de Villiers, est un vieux routier du roman de gare, et d’une certaine manière l’ultime survivant de ces nobles artisans qui œuvraient au Fleuve Noir, au Masque ou aux Presses de la Cité. Ils ont été laminés par la télévision et, pour ceux qui se faisaient une spécialité de l’espionnage, ont reçu le coup de grâce avec la chute du Mur.
Avec Le Printemps de Tbilissi, GDV (pour les intimes) attaque vaillamment la cent soixante seizième aventure du prince Malko Linge, son héros fétiche, contractuel de la CIA. Contractuel, cela signifie qu’il pousse l’élégance, que tous les libéraux apprécieront, à ne pas être un fonctionnaire surmutualisé (on en trouve même à Langley, c’est vous dire…). Au contraire, Malko a toujours accepté ce qu’on appelle désormais pour les cadres de haut niveau, des « contrats de mission » : s’il rate, il n’engage que lui et l’entreprise peut le virer ou le laisser entre les mains d’un féroce dictateur noir, sadique et cupide, en général d’obédience marxiste.
Rappelons que ce personnage fut créé en 1965 par GDV, alors journaliste à Paris Match et France Dimanche. En ces années où la mode était aux échanges de transfuges dans les brumes berlinoises de Check Point Charlie, l’auteur décide de créer un espion dans le genre d’OSS117 de Jean Bruce ou de James Bond de Ian Fleming. Ce sera Son Altesse Sérénissime Malko Linge, authentique aristocrate autrichien dont le domaine de Liezen se trouve par malheur sur la frontière austro-hongroise et dont les terres confisquées, au-delà du rideau de fer, ont probablement été transformées en sovkhozes par la vermine rouge qui menace de submerger l’Occident.
Malko dispose d’une kyrielle de titres de noblesse qui sentent bon la Mittelleuropa d’avant l’attentat de Sarajevo. Il est, entre autres, chevalier de Malte et grand voïvode de la Voïvodine de Serbie. Il dispose de nombreux atouts : il est grand, il est blond, il a les yeux pailletés d’or, une grande vigueur sexuelle, un don des langues et une extraordinaire mémoire visuelle. Il croit dans les vertus de la libre entreprise, dans le caractère intrinsèquement pervers du communisme et dans les femmes callipyges, sexuellement avides et soumises. La sodomie est ainsi une de ses pratiques sexuelles préférées et, de manière oulipienne, il semble tenter un épuisement géographique de la phrase suivante : « D’une seule poussée, il s’enfonça dans les reins de la jeune… » Compléter au choix par Maltaise, Cambodgienne, voire de manière poétique, par des substantifs issus de pays n’existant plus comme Rhodésienne ou Soviétique (la géopolitique, hélas, change plus vite que les fesses d’une mortelle).
Pour en revenir au Printemps de Tbilissi, consacré à la guerre éclair qui opposa la Russie et la Géorgie et à ses suites, il s’agit d’un bon reportage, et pour le coup plus nuancé que celui de BHL que nous avions moqué ici même. La thèse est simple et redoutable à la fois : ce sont bien les Russes, évidemment, qui sont les coupables mais contrairement au scénario infantile de l’agression pure et simple, il y aurait eu une manipulation de taupes dans les services secrets géorgiens qui auraient fait croire, les petits malins, à une attaque russe. Et c’est en toute bonne fois que Saakachvili aurait attaqué, en croyant se défendre contre une attaque inexistante. GDV présente le président géorgien comme un gros garçon un peu naïf et tellement proaméricain qu’il a fait baptiser la route qui mène de l’aéroport de Tbilissi au centre-ville « Avenue Georges W. Bush ». Un coup à trois bandes, comme on dit au billard : il permet de sauver l’honneur des Américains qui n’apparaissent plus comme des apprentis sorciers s’étant fait déborder par l’excès de zèle d’une de leur créature.
Évidemment, le problème, c’est que le Monde diplo paraît tous les mois tandis qu’il faut se contenter de quatre SAS par an.
Mais un trimestriel atlantiste avec du sexe, c’est déjà pas mal, non ?
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