L’écrivain-scénariste, merveilleux touche-à-tout, incarnait une expression libre et foisonnante
Hier, mon TER Centre-Val de Loire, ex-Corail, longeait le fleuve sauvage en flirtant avec la très yé-yé Nationale 7. Les paysages défilaient dans leur éternité reposante et leur tristesse monacale. Que la France semble apaisée d’un wagon désert, une triste journée d’hiver. Je regrettais seulement qu’un voile de pluie ne vienne pas compléter ce décor, le mélancoliser à l’extrême, m’arracher quelques palpitations supplémentaires.
Je suis un irrécupérable passéiste
Cette vue de l’esprit est trompeuse, je l’admets, elle met à distance les turpitudes des territoires comme on les appelle idiotement aujourd’hui, leur violence et leur fragilité internes. Irrécupérable passéiste, j’aime cependant les campagnes qui s’inclinent devant la nature brute, ce sol argilo-calcaire qui nous tient debout et qui nous a fait grandir. Je m’enivre de tous ces bourgs abandonnés aux rideaux baissés et du bruit d’une mobylette en fond sonore. Je fuis l’agitation humaine et l’activisme marchand, tous deux fortement suspects à mes yeux. Alors, je quitte la capitale et retourne chez moi, chez les miens. Mon « Cher » et ma « Nièvre » sont des compagnons d’infortune qui n’agressent pas le regard, ni la mémoire. Ils demeurent à hauteur d’hommes. Ils ne font ni retape, ni déballage sentimental. Ils portent en eux les marques d’un long purgatoire. Ils ont l’habitude d’être extraits de la communauté nationale. Leur déshérence n’intéresse personne sauf leurs propres enfants. Natifs de ces départements ruraux, nous gardons les traces d’une amertume mal soignée et d’un ricanement paysan.
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Sachez que l’on se moque bien de vos gesticulations citadines et de vos pistes cyclables. Les terres beauceronnes, ces larges étendues céréalières tellement ennuyeuses laissaient enfin place à mes vignes, nous approchions du but et puis, surgit, impétueux, le piton de Sancerre, quelques kilomètres après, le village de Pouilly, le pont de la Charité ou plus loin encore la cathédrale Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte de Nevers. Pour ce voyage, j’avais emporté avec moi Le vin bourru (paru chez Plon) de Jean-Claude Carrière qui nous a quittés en février dernier. Je l’avais lu à sa sortie, il y a déjà vingt ans. Un fil invisible, entre lui l’occitan né en 1931 et moi, le berrichon né sous Giscard sous-tendait des généalogies semblables. Nos deux générations partageaient quelques bribes d’humanités ancestrales, de travaux agricoles oubliés ou de manies domestiques. En pleine bulle internet, j’avais retrouvé sous sa plume des moments simples, de ces permanences qui réchauffent le cœur. Comme Carrière, ma grand-mère usait de la lampe à pétrole les jours de coupures d’électricité et considérait la danse comme l’un des premiers devoirs masculins. L’intelligence de nos aïeux me manque, leurs connaissances sur les plantes, les animaux et tout ce qui était nécessaire à une vie quotidienne équilibrée.
Notre monde spécialisé et vain…
« Je suis toujours frappé, dans nos existences réservées pour la plupart à une seule activité, aplanie et facilitée grâce à tant d’engins, par la réflexion jadis nécessaire, par l’agilité forcée de l’esprit devant cent décisions à prendre chaque jour, devant un emploi du temps irrégulier, d’autant plus difficile à établir que le paysan en est le seul maître » écrivait-il. Nous avons perdu des pans entiers de ce savoir-là. Je me demande aussi si des personnalités aussi intenses et prolixes que Jean-Claude Carrière pourraient voir le jour dans un monde spécialisé et vain? De Pierre Étaix à Borsalino, de La Piscine à Cyrano, de Buñuel à Marielle, de Normale Sup à Jean Carmet, cet homme en lettres majuscules avait décloisonné les arts. Il pouvait parler et écrire sur tout, le cinéma, l’histoire, les astres, les religions ou la méditation. Son intelligence ne se limitait pas aux domaines réservés. Nos élites pourraient s’en inspirer, ouvrir les fenêtres, se laisser pénétrer par d’autres champs de recherches. Son affection pour Carmet m’a toujours ému. Bourgueil n’est que le prolongement de mon Sancerrois. Carrière avait décelé, comme Georges Conchon en son temps, le caractère profondément lumineux de l’acteur, assemblage rare de poésie vagabonde et de folie joyeuse. Il avait ainsi préfacé Je suis le badaud de moi-même son livre désordonné qui lui ressemblait tant : « Son regard percevait ce qui échappait à beaucoup d’autres. Son intelligence, sa présence auraient fait de lui un Trésor vivant au Japon. Il était un de nos trésors ». Cette définition s’applique à lui-même. Jean-Claude Carrière était bien l’un de nos trésors.
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